jeudi 24 mars 2011

De la révolte du monde arabe et des Algériens Harraga

Cet article a été publié sur Facebook le 19 février 2011.

En suivant les évènements des multiples révoltes dans le monde arabe, en Algérie en particulier, je me suis demandé si les différents présidents et gouvernements qui se sont succédés à la tête du pays étaient réellement les seuls responsables de tous nos maux ? Tout en comprenant parfaitement le désarroi et le ras-le-bol des manifestants, je me suis encore demandé : mais que fuient donc les Harraga ? Si ça se trouve, avant de se jeter à la mer, ces derniers n’avaient jamais rencontré de ministre ni de président. Et si cela venait d’ailleurs ? A coup sûr, c’est plus complexe qu’il n’y parait. Les Algériens ont l’impression d’avoir raté le coche de l’Histoire et cette impression, qui n’est pas totalement fausse, est renforcée par deux faits. D’abord l’existence de potentiels relativement importants en ressources naturelles qui ne se limitent pas aux hydrocarbures, ce qui fait d’eux des pauvres qui habitent un pays riche. Et puis le fait d’avoir vécu le rêve algérien. Un rêve encore plus prometteur puisqu’il est venu après cent trente deux ans de privations et de spoliations et qu’il a été amplement miroité par le pouvoir algérien alors en place.

Alors qui est responsable ? Tout le monde, à priori, a une part de responsabilité. Evidemment, elle est beaucoup plus grande du côté des gouvernants. Viennent ensuite les intellectuels, les universitaires et les cadres de l’indépendance qui ont vécu la dérivé et qui se sont tus et laissé faire. Rares sont ceux qui se sont débattus ou qui ont préféré claquer la porte plutôt que de cautionner ce système. N’empêche que les Algériens, d’une manière plus générale, sont responsables de ce qui leur arrive et ceux qui ne le sont pas payent comme ont toujours payé les bons qui consentent en ne disant mot. Pour autant, je ne les appelle pas à la révolution par la force car les révolutions armées de l’Histoire contemporaine ont toutes échoué. Je les appelle au réalisme. Celui qui consiste à débattre sans passion et à analyser sereinement, dans le but de se comprendre et de trouver des solutions.

Quelques décennies ont passé et nous avons connu la désillusion. Un climat de lassitude puis d’acariâtreté quasi généralisée s’est installé. Une façon de rejeter le système et d’afficher sa haine envers lui. Seulement voilà, quand cette acariâtreté et cette haine ne trouvent pas leurs visés destinataires, elles se déversent sur les compatriotes pour leur pourrir la vie dans ses plus simples expressions.

De ce fait, les guichets des administrations publiques deviennent le théâtre quotidien d’un accueil blasé et d’une aventure dont on ignore l’issue. Tout devient prétexte pour ne pas satisfaire à la démarche de l’usager et ce dernier, quand il ne connaît personne dans l’enceinte, use de faux sourires et de salamalecs pour obtenir ce qui devrait l’être de droit. Ces mêmes agents d’administration, en considérant la faiblesse de leurs salaires et en constatant l’impunité dont bénéficient leurs collègues et les grands voleurs d’Etat, basculent de la bureaucratie vers la corruption. L’usager n’a alors plus le choix. Il doit recourir à l’une des deux monnaies locales de substitution : le piston ou le bakchich. Aujourd’hui, il faut payer pour tout et rien. Les jeunes, aidés par le gouvernement à coup de prêts bancaires à faible taux d’intérêt, voire en partie sans, se heurtent aux banquiers qui leur exigent d’allonger dix ou vingt pour cent du montant demandé. Parfois, l’affaire semble juteuse et ces banquiers en veulent plus. Cinquante pour cent des revenus du projet par exemple. Certains renoncent à monter leur propre affaire et se mettent à chercher du travail, ils réalisent alors que les deux monnaies sont là aussi en vigueur. Cette pratique du pot de vin atteint son paroxysme quand des enseignants de l’école publique obligent tous leurs élèves (y compris les bons) à prendre des cours particuliers chez eux et malheur à ceux qui s’y refusent. Je pourrais écrire sur ces aspects-là à ne plus m’arrêter mais je déborderais. Au bout, quand même, il en demeure que l’Etat est le principal responsable de cette situation. Non seulement parce qu’il l’a provoquée par le passé mais aussi parce qu’il refuse de prendre ses responsabilités pour lutter contre ces fléaux.

Et comme si cela ne suffisait pas, la lassitude mue en un annihilant fatalisme pour une masse qui se complait à dire qu’on n’y peut rien. « Allah ghaleb ! ». Cherchez l’erreur !

Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment avons-nous pu faire d’une aussi valeureuse et héroïque révolution que la notre, une pareille déconstruction ?

Je crois que les raisons sont multiples. L’une d’elles, pouvant sembler inopportune mais me tenant à cœur, réside dans le fait que nous avons mal géré la transition de la colonie vers l’état indépendant. Je vais vous raconter une anecdote pour bien me faire comprendre. A Palerme où je participais à une rencontre sur la musique, j’ai fait la connaissance d’un couple de touristes français et, de fil en aiguille autour de la table du petit-déjeuner, je leur ai dit qu’ils étaient partis trop tôt d’Algérie. La dame, un peu interloquée, rétorqua que c’était nous qui l’avions voulu. Je répondis que oui mais que les Algériens reprochaient moins aux civils français leur présence sur le sol algérien que le fait qu’ils se satisfissent du ravin qui séparait leurs conditions de vie de celles des autochtones. Point de vue qu’elle semblait partager.

Je ne sais pas si c’était le hasard ou le sixième sens qui avait poussé le flegmatique que je suis à discuter avec des « étrangers », Français de surcroît, d’un sujet aussi sensible, mais je sus au bout de la discussion que le père de la dame avait vécu à Constantine, ma ville natale. Deux moralités : d’une, on ne se déteste que quand on ne communique pas et de deux, les Algériens et les Français sont plus proches qu’ils ne croient même si la Méditerranée semble les séparer.

Qu’on ne s’y trompe pas, je ne renie pas mes origines et je ne remets pas en cause la légitimité de la lutte armée pendant l’occupation de l’Algérie. Cependant, je crois que les relations passionnées entre l’Algérie et la France restent exagérément tendues. Sans doute parce que le dialogue entre les deux reste trop formel et trop diplomatique. Si l’on peut comprendre que les politiques des deux rives y soient tenus, il est décevant de constater que les intellectuels qui s’en saisissent se jugulent souvent la pensée et l’expression, tenaillés entre le besoin de clamer un patriotisme que personne ne leur dénie et la peur d’être accusés de traîtrise. Quant aux causes de l’émigration de masse que connaît l’Algérie, ces mêmes intellectuels n’en parlent pas sous prétexte de ne déballer le linge sale qu’en famille. Un linge sale dont toute la planète connaît les dessous mais qu’elle ne nous colle pas au nez juste par décence. A mon oncle ancien moudjahid (ancien combattant) qui s’offusquait en évoquant les Algériens qui remettent cette question sur le tapis, je répondis : « Nous les avons jetés à la mer mais nous avons vite fait de les rattraper sur des radeaux de fortune ». Il n’eut pas de réponse.

Pour cohabiter il faut se comprendre et faire preuve dune tolérance qui est d’accepter l’autre avec sa différence. Une tolérance qui a fait que la nuit du 1er novembre (la Toussaint) de 1954, quelques heures avant que n’éclate la révolution algérienne, Mohamed Tahar Fergani, étoile montante de la musique andalouse à Constantine, animait le mariage de l’aîné de mes oncles tandis que, à peine quelques maisons plus loin, Raymond Leyris, déjà star, animait celui d’un voisin musulman.

L’Emir Abdelkader, considéré par beaucoup comme le fondateur de l’Etat algérien et qui a courageusement combattu l’occupation française, a accepté d’être décoré par cette république. A-t-il pour autant trahi ? Les constantinois qui continuent d’appeler leurs faubourgs par Lamy ou Saint-Jean et leurs rues par rue Thiers ou rue de France, trahissent-ils ? Je ne le crois pas. Mon ami Pierre Vaiana, un jazzman belge, m’a dit un jour que les Algériens étaient les seuls habitants d’un pays arabe en présence de qui il n’avait pas besoin de traducteur quand ils s’exprimaient en dialectal tant leur langage intègre de termes français. De même, les Français qui, en 1960, ont signé le « Manifeste des 121 » ont-ils trahi leur pays ? Les exemples sont pléthoriques.

Revenons aux colons. Certains ont fait partie de l’O.A.S., certains l’ont soutenue, ne serait-ce que par le cœur. Certains se complaisent encore dans la nostalgie de l’Algérie française avec tout ce qu’elle instituait d’injuste, à l’image de ceux qui ont condamné le film « Hors-la-loi » de Rachid Bouchareb avant même de l’avoir vu mais qui ne me font pas oublier de saluer l’institution française qui l’a en partie financé. A contrario, il y en a qui ont soutenu la révolution algérienne. Par les armes, par leur art ou par leurs prises de position.

Restent les autres. Etaient-ils responsables de ce qui nous arrivait quand ils étaient en Algérie ? Ils l’étaient au moins par leur silence face au drame que vivaient les autochtones. Responsables mais pas coupables. Parce qu’ils étaient colons, pas colonisateurs. Les vrais coupables sont ceux qui leur avaient promis l’Eldorado et qui les ont abandonnés à leur sort quand ils ont compris que la cause algérienne était en train de l’emporter. De retour en France, ils ont été surpris de voir que les portes des maisons étaient fermées alors qu’en Algérie elles étaient ouvertes. Terrible déchirure dont donne un aperçu un article qui rapporte que, de retour en France, les pieds-noirs ont fini par bien « s’intégrer ». En fait, ces pieds-noirs sont toujours assis entre deux chaises. De ce côté-ci de la Méditerranée, je me sens tout aussi déchiré qu’eux et combien j’ai été bouleversé, il y a quelques années, lorsque j’ai entendu un retraité pied-noir dire, face à la caméra d’une chaîne télévisée française, que son plus grand souhait était de se faire enterrer en Algérie.

Donnant l’écho à Juan Goytisolo qui a dit « Nos musulmans et nos juifs nous manquent. » en évoquant l’Andalousie durant la domination musulmane, je dis que nos bons pieds-noirs nous manquent.

Parallèlement aux pieds-noirs, une autre communauté se tient à part. Ce sont les harkis dont la question ne peut passer sous silence dans un tel propos. Lors d’un débat amical, une amie non harkie m’a dit que certains n’avaient pas eu le choix en tuant des compatriotes avant de fuir et de rejoindre l’armée de l’occupation. Elle faisait allusion à ceux qui avaient été spoliés de leur terre par d’autres Algériens. Elle me demanda ce que j’aurais fait à leur place. Je répondis que je ne me serais certainement pas laissé voler la terre de mes ancêtres sans rien faire. J’aurais même peut-être tué celui qui l’aurait fait ou tenté de le faire mais je me serais ensuite livré aux moudjahidine pour leur expliquer que je n’avais fait que défendre mon honneur et mon bien et je suis persuadé qu’ils m’auraient compris. Et s’ils ne te comprennent pas ? Relança-t-elle. Tant pis, répondis-je. Cela vaut mieux que de passer sa vie à se cacher ou, pire, de me mettre à torturer et à assassiner les miens.

Les harkis, dont je peux comprendre l’humiliation qui a atteint son apogée lorsque Georges Frêche les avait traités de sous-hommes, doivent admettre que si des excuses peuvent être invoquées pour certains d’entre eux, ils s’y sont quand même mal pris. Cette reconnaissance ne leur accordera probablement pas le pardon des Algériens mais ils y gagneront la paix de l’esprit et libéreront leurs enfants du joug de cette douloureuse mémoire.

Alors que faire maintenant ? Demander plus de visas pour les Algériens ? Demander à ce que les Algériens privilégient les entreprises françaises par rapport aux chinoises ? Relancer le « Traité d’amitié franco-algérien » ou se limiter à l’ « Union pour la Méditerranée » ? Ou alors attendre que le parlement algérien vote une loi qui reconnaisse la « cécité mentale » de la France en réponse à la loi française du 23 février 2005 qui reconnaît les « bienfaits » de la colonisation ?

Il est évident qu’il sera toujours subjectif de situer les responsabilités historiques en fonction du camp dans lequel on se trouve. Nonobstant, sans appeler à l’effacement de la mémoire, je plaide la réconciliation et la cohabitation œcuménique car, si nous continuons à nous jeter mutuellement l’opprobre et si des terrains d’entente ne sont pas trouvés, nous arriverons très vite à une impasse dont l’entrée est déjà visible.

Il n’est même pas utile d’en rappeler les enjeux. Il suffit de penser que le « Processus de Barcelone » a échoué et que l’ « Union pour la Méditerranée » vacille après la défection de Hosni Moubarak, d’autant qu’elle évacue certaines questions comme celle de l’immigration par exemple. Quant à la question de l’Islam de France et de l’Islam en France, je lui consacrerai prochainement un article à part. Aux sceptiques je confirme que les destins des deux pays sont liés pour toujours. Les mariages mixtes en témoignent avec, à l’appui, une ou deux générations de citoyens à la double culture. Et que dire de la grand-mère Algérienne d’Edith Piaf ou du grand-père Algérien d’Arnaud Montebourg ? Des bémols sanguins ? Bien au contraire, des richesses qui ont fait ce qu’ils sont de ces deux remarquables acteurs de la vie citoyenne de France.

A l’évidence, les gouvernants des deux rives peinent à trouver une sortie honorable pour chacun et je crois que les sociétés civiles et les intellectuels doivent s’impliquer davantage.

Il est temps de relire ces épisodes communs dans une plus grande sérénité. Il nous faut comprendre ce qui nous arrive et savoir ce qu’il faudrait que nous fassions. J’en débats régulièrement avec mes amis et j’avoue que j’ai hésité avant de publier ce que j’en pense. Les évènements que traverse actuellement le monde arabe sont peut-être pour quelque chose dans cette publication et, tout en déplorant les pertes humaines de ces drames, je m’incline devant le courage de Mohamed El Bouazizi en priant pour la paix de son âme. Le suicide serait proscrit en Islam. Mais un homme qui se sacrifie en s’immolant pour sauver des millions d’autres, mérite d’être glorifié. Un homme plus vivant lorsque mort.

Je me lance moi-même sans tarder et je propose de commencer par quelque chose de très simple : remplacer « repentance » par « reconnaissance » et « cécité mentale » par « erreur historique ». Ce ne sont pas de simples jeux de mots, les mots ne sont jamais un jeu. Ce sont des mots (ceux-là ou d’autres) qui sont les bienvenus s’ils peuvent contribuer à cicatriser la plaie, au lieu de continuer éternellement à la panser. Après cela, j’interpelle tous ceux qui croient en cette idée et je les invite à s’exprimer. De la discussion jaillira la lumière.

Bien entendu, les politiques des deux rives continueront toujours à proposer des solutions et à œuvrer pour leur réussite et personne n’est dupe au point de croire que les sociétés civiles arriveront un jour à imposer quoi que ce soit. D’ailleurs, à observer la sournoise (et maintenant plus discrète) boulimie de la mondialisation, ce seront les multinationales qui en imposeront le plus dans le futur proche, quand bien même l’on confie au FMI, ou à d’autres, le rôle de gendarme financier du monde. Néanmoins, je suis persuadé que les opinions de ces sociétés civiles ne peuvent pas ne pas influer sur les politiques. Il est même possible qu’elles constitueront des courants non négligeables qui, le moment venu, donneront du courage et de la légitimité à certains frileux. A coup sûr, elles permettront de mieux s’accepter et donc de mieux vivre ensemble ou côte à côte. Ce qui est en soi un objectif.

Le sujet fera couler beaucoup de salive et d’encre (numérique ou liquide). Certains internautes n’aimeront pas. D’autres déverseront, peut-être, leur haine de l’Algérie ou de la France. Qu’à cela ne tienne.

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