samedi 23 avril 2011

Entre intégration et assimilation




Sur la chaîne télévisée LCP1, on a annoncé que deux Français sur trois pensent que le modèle d’intégration à la française fonctionne mal. Au cours de la même émission, Henri Guaino a utilisé l’expression « désintégration de la société française ». L’expression pourrait sembler être un peu forte. Un peu forte pour le moment. Si rien n’est entrepris, il y aura désintégration. C’est pour cela que je renouvelle ma caution pour l’actuel débat sur la laïcité en France et ce n’est pas l’aveuglement volontaire de certains ni une verte cocarde en forme d’étoile à cinq branches qui pourra évacuer le malaise. Ceux qui sont montrés du doigt ne sont pas les musulmans. Ce sont ceux qui refusent de respecter les autres. J’aurai la même opinion de ceux qui ne respectent pas les autres, qu’ils soient ou non musulmans. Et là, j’ouvre une parenthèse.

J’entends tout le temps dire que le respect doit être mutuel et que les non musulmans doivent respecter les musulmans dont le mode de pratique religieuse est plus visible que celui des coreligionnaires. Le respect n’est pas seulement de se tolérer mutuellement, d’accepter la différence et de se dire bonjour. Celui là est civiquement indispensable et personne ne le remet en cause. Le respect consiste à adopter l’héritage culturel du pays dans lequel on se trouve. A ceux qui disent qu’ils sont en France depuis plusieurs générations et qu’ils sont aussi français que tous les autres, je dis que l’héritage culturel d’un pays ne se métisse pas et ne mue pas en quelques générations mais en quelques siècles. Lorsqu’il y a présence de plusieurs cultures dans le même temps et le même espace, c’est toujours la dernière arrivée qui doit faire le plus de concessions. Pas dans sa foi mais dans ses traditions. Lorsque c’est le contraire, cela devient une révolution. Avec le temps, la deuxième culture devient, à part entière, un élément de la culture endogène.

Les Français doivent également se rendre compte que les anciens processus d’apprentissage de la citoyenneté ne sont pas nécessairement les mieux indiqués pour aujourd’hui. Parce que les immigrations qu’ont précédemment connues les pays d’accueil iront en s’accélérant. Les révoltes arabes finiront par s’apaiser et les flux d’immigrants ne se déverseront plus avec autant de force sur Lampedusa pour remonter par la Côte d’Azur. Par contre, les flux d’immigrants mus par les changements climatiques iront en croissant. Le phénomène ne sera pas spécifique à la France ou à l’Europe et les pays du Maghreb seront également concernés. Les mécanismes d’apprentissage de la citoyenneté devront donc être pensés pour le long terme.

Lors de la même émission, un intervenant a dit qu’entre intégration et assimilation, il y avait la citoyenneté. Certes, seulement voilà, cette citoyenneté a fait l’objet d’un apprentissage et d’une législation qui n’ont pas été pour répondre aux données actuelles. La législation est en train de changer, pas l’apprentissage. Pourtant, c’est le plus important des deux. Dans un pays où l’immigration est infime, l’apprentissage de la citoyenneté ne pose aucun problème en particulier parce qu’il est fait par des jeunes et futurs citoyens qui ressembleront énormément à leurs aînés. On ne se pose pas la question de savoir ce que va devenir l’enfant d’une Algérienne et d’un Algérien vivant en Algérie. Autrement dit, cet apprentissage de la citoyenneté se faisait naturellement. La même simplicité n’est pas possible dans l’actuelle France où des Français sont Français depuis quelques décennies seulement. La question n’est pas de savoir qui a tort ou qui a raison mais de savoir que faire pour « bien » vivre ensemble. Je ne doute pas que, dans le futur, cet apprentissage redeviendra « opérationnel ». Cependant, le décalage qui existe aujourd’hui a besoin de quelques retouches afin d’être actualisé. En 1582, Le pape Grégoire XIII a jugé nécessaire d’incrémenter le calendrier en sautant dix jours. En faisant cela, il n’a pas été infaillible mais il a agi. Cent soixante-dix ans plus tard, les Britanniques ont dû incrémenter à leur tour.

J’ai mis le mot « bien » entre guillemets parce que le « vivre ensemble » peut se faire de différentes manières, y compris par le « mal vivre ensemble ». De fait, à bord d’un même bateau, on n’a pas vraiment le choix. Bien vivre ensemble est possible et al-Andalus en est un bon exemple. Là, on a réussi à bien vivre ensemble parce qu’on a su bien doser la marmite.

Contrairement à ce beaucoup croient, les musulmans qui ont régné sur al-Andalus ont plus arabisé qu’islamisé. Conclusion, la religion était l’affaire de tout un chacun et cela rappelle une certaine laïcité dont discuter semble aujourd’hui être irritant et presque blasphématoire. La pratique religieuse était volontairement affichée, et même exhibée, parce que l’islam était religion d’Etat et que le monarque se devait de montrer sa piété. Par conséquent les trois facteurs de cohésion étaient : la langue officielle, le destin commun et l’unité décisionnelle. Après que cela ait été dit, il devient clair qu’il est fondamental d’exiger des nouveaux immigrés qu’ils maîtrisent la langue du pays d’accueil et qu’ils se plient à l’autorité des lois locales. Pour le destin commun, c’est autre chose à cause de la double appartenance que procure la double nationalité.

Le modèle multiculturel d’al-Andalus, où les cultures étaient diverses mais nettement séparées, ne peut pas marcher aujourd’hui parce que, en ce temps là, les entités culturelles étaient dans un rapport de dominant à dominé. Les cultures cohabitaient mais une seule avait la priorité sur les autres : celle qui était au pouvoir. Ce qui n’a pas empêché que des non musulmans soient régulièrement sollicités pour leur compétence. Une polarisation de talents qui a fait émerger le pays. Plus tard, les réfugiés d’al-Andalus au Maghreb (entre autres) se sont enfermés sur eux-mêmes et ce fut progressivement la décadence.

Ce modèle là ne peut même plus être envisagé car il supposerait un virage brutal à chaque fois qu’il y a alternance au pouvoir, quelle que soit l’échelon de ce pouvoir. Il n’y aurait plus de progrès car chacun consacrerait son mandat à démolir ce qu’a construit son prédécesseur. L’expérience du multiculturalisme ne peut pas marcher aujourd’hui parce que les citoyens sont dans un rapport d’égalité. Personne ne peut dominer l’autre. On peut l’emporter en faisant valoir son talent, et se faire élire est une démonstration de son talent, mais une fois l’ayant emporté, on ne peut pas imposer sa loi. Les expériences, britannique et allemande, du multiculturalisme ont enregistré quelques succès mais sont globalement perçus comme des échecs. Pas à cause de la multiplicité des cultures et de leur antagonisme, apparent ou réel. Elles ont été des échecs à cause de la double appartenance (double nationalité) et à cause de l’incapacité de certains citoyens d’origine étrangère de se départir de quelques traditions fondamentalement construites autour de l’unicité en tout. La meilleure réponse à ceux qui rejettent en bloc la culture du pays d’accueil est de les mettre devant leurs contradictions. Oui, il y en a et j’espère pouvoir en parler prochainement plus en détail.

Je reviens à la citoyenneté. La preuve qu’elle ne suffit plus est dans le fait qu’elle ne donne plus les résultats espérés et c’est déjà une avancée que toutes les tendances le reconnaissent. Par ailleurs, la citoyenneté est un concept qui touche aux comportements du citoyen au sein d’une société qu’il considère sienne (je ne dis pas « comme » sienne). Or, certains ne se considèrent citoyens que par leurs papiers civils, mais pas par leur obédience civile. Par obédience civile, je parle de ce sentiment d’appartenance qui fait en sorte qu’on est content lorsque le pays gagne la coupe du monde de football (par exemple) même si l’on n’aime pas le foot. Le minimum de cette obédience civile est de ne pas siffler l’hymne national du pays dont on a la nationalité. Pourquoi ? Parce que personne ne peut accepter qu’on ne respecte pas ses symboles et parce qu’on ne peut qu’être content lorsque les siens le sont.

Certains Français ne se sentent pas français. Ils ne se sont pas intégrés et ne veulent pas être assimilés. Sur le deuxième point, je les comprends comme je comprends Aimé Césaire qui a consacré sa vie à ériger la négritude face à l’assimilation négatrice de l’identité. Je crois qu’il faudrait inventer un nouveau concept qui se situe entre les deux. Humoristiquement, je dirais : « assimigration ».

Cela me rappelle une anecdote. Lors d’une discussion chez des amis, autour de l’état inquiétant dans lequel se trouvait Constantine (ça a empiré, depuis), un voisin mozabite fraîchement installé m’avait demandé malicieusement : « Moi, je ne suis pas Constantinois. Finalement, c’est quoi que d’être Constantinois ? ». Je répondis : lorsqu’on ne jette pas ses ordures par la fenêtre, on est citadin. Lorsqu’on se sent mal à l’aise parce que d’autres habitants de Constantine jettent leurs ordures par les fenêtres, on est Constantinois. Après ça, peu importe qu’on y soit né ou non.

A la ghettoïsation, contribuent les cités dortoirs. Ces « zones » d’habitation en forme de parallélépipèdes où on peut caser un maximum de gens, sont une erreur de l’urbanisme. Le constat n’est plus à prouver, il faudrait juste penser aux palliatifs. L’urbanisme est une très grande discipline où l’on apprend qu’à problème complexe, solution complexe. Une initiative comme celle qui permet aux demandeurs d’acquérir un logement, à un prix fixé d’avance, ne peut pas donner les résultats escomptés pour deux raisons. D’abord, un futur acquéreur n’est pas en mesure de choisir sans qu’il n’ait de mauvaises surprises au bout de son choix. Trop de considérations lui échappent et cela est l’affaire de professionnels. Puis, la réalisation de ce genre de logements est trop étalée dans le temps pour pouvoir maîtriser les fluctuations des prix des matériaux de construction. Le fait que telle ou telle expérience n’ait pas donné les résultats escomptés ne doit pas faire baisser les bras. Aucune solution n’est bonne toujours et partout. Une solution est bonne pour un problème donné et à un moment donné. Une chose est sûre, il faut éviter de regrouper les habitants en fonction de leur religion, de leur race ou de leur origine. Il est très important que tout le monde se mélange. La seule discrimination qu’admet l’urbanisme est celle qui classe les logements en fonction de leur coût de revient ou d’entretien. Ne pas admettre cette classification revient à être pour un égalitarisme plus qu’utopique et c’est précisément cette idéologie là qui pousse à caser au lieu de loger.

Pourquoi ne pas utiliser la main d’œuvre disponible dans les cités périphériques pour construire de nouveaux logements ? Les jeunes qui sont peu qualifiés et au chômage peuvent rapidement être formés. Un manœuvre peut apprendre sur le tas. C’est comme cela que se sont formés ceux qui nous ont bâti nos édifices et nos villes, quand il n’y avait pas encore de centres de formation. Résultat, le jeune acquiert une qualification et décroche un poste. Lorsque ce poste est le premier de sa vie, ce jeune gagne plus qu’un salaire. Il aura appris que rien ne se gagne facilement et que le travail procure ce qu’aucun métier parallèle ne procure : la dignité.

Dans un précédent article, j’avais dit que l’expérience d’orientation et de canalisation des jeunes avait échoué en Algérie. Je ne crois pas qu’elle puisse réussir ailleurs. Les jeunes auront toujours besoin des moins jeunes et vice-versa. L’idéal est de se mélanger pour partager les expériences et les conseils. Nonobstant, des mécanismes de réinsertion des jeunes doivent être mis en place. Peu importe ce vers quoi on les orientera ou encouragera. L’essentiel est de combattre sans répit leur oisiveté car elle mère de tous les vices. Pour ceux qui commettent de petits méfaits comme la dégradation de mobilier urbain, je crois que le mieux serait de les obliger à fournir quelques jours de travail d’utilité publique, spécialement dans les unités qui fabriquent ou entretiennent ce mobilier urbain. Comme ça, ils auront une idée des efforts qui ont été consentis pour mettre ce mobilier à la disposition de tous et ils réfléchiront à deux fois avant de récidiver.

Je parle maintenant un peu de l’école républicaine dont tout le monde dénonce l’éloignement de ses missions originelles. A mon avis, améliorer les conditions sociales des familles des élèves en difficulté ne suffit pas à résoudre le problème. Une certaine autorité est nécessaire vis-à-vis des enfants et j’ai vu des enseignants (à la télé) presque supplier les élèves qui tiennent tête. Je sais que c’est très difficile pour ces enseignants et je tire chapeau bas à leur résistance à l’envie de tout plaquer. Cependant, ils devraient être plus intransigeants. La considération de l’enfant comme un sacré intouchable est un élément qui encourage à cette rébellion. Autrefois, les instituteurs n’hésitaient pas à donner des claques, pour autant, je ne suis pas spécialement favorable à ce que cela reprenne. Néanmoins, bien que j’aie été sage dans mon enfance, je ne me rappelle pas que mon père m’ait donné raison face à un adulte, fut-il dans l’erreur. Surenchère, certains préconisent d’interdire aux parents de donner des fessées à leurs enfants. Comme si un enfant était capable, par sa propre conscience, de distinguer le bien du mal et de ne pas faire de bêtises.

Je sais bien que des injustices sont constamment commises dans la relation complexe entre enfants et adultes. Qui d’entre-nous n’a pas lui-même connu d’injustice où on a donné raison à l’adulte alors qu’il avait tort ? Cependant, le fait de donner raison à l’adulte, dans l’impossibilité de trancher équitablement, fournit à la société une génération de futurs adultes qui sauront faire valoir l’autorité et éviter pas mal de dérives. Sans nécessairement être des bourreaux.

Les enseignants ont l’impression d’être abandonnés et ils finissent par se lasser. Il faudrait donc qu’ils soient plus rassurés et plus épaulés dans leur mission d’éducation. Pourquoi ne pas renforcer en mettant des suppléants dans les classes ? Je sais que la politique actuelle de la France est de réduire les budgets, donc les effectifs. Il est quand même possible de faire appel aux associations ou aux parents d’élèves qui seraient obligés d’assister au cours. Cette assistance au cours pourrait se faire au moins une fois par trimestre, plus fréquemment pour les parents dont les enfants refusent l’autorité. Ils ne devront pas assister à un cours où leur enfant est élève mais ils seront obligés de participer comme est obligé de siéger dans un jury tout citoyen sollicité par sa circonscription juridique. Ces parents seront plus sensibilisés à leur rôle de premier instituteur dans la société.

Autre questionnement, l’actuel modèle de l’école républicaine n’est-il pas au bout de ses possibilités ? Je crois qu’il n’en est pas loin. Cela ne sert à rien de s’évertuer à faire de tout le monde un bon élève, contre vents et marées. Les aptitudes de tous sont nécessaires pour une société prolifique et il n’y a pas de sot métier. Il faudrait beaucoup plus de visites aux ateliers d’artisans, par exemple. A défaut de pouvoir rapidement mettre en place ce système pour tous les élèves, il pourrait l’être pour ceux qui ne veulent définitivement pas étudier. Le coût de ses visites, destinées à découvrir les talents cachés et à susciter des vocations, pourrait être assumé par les parents, totalement ou en partie. Cela nécessite également de revoir à la baisse la durée minimale légale de scolarisation. Il vaut mieux se mettre à apprendre un métier à douze ans que de devenir hitiste2 à seize ans ou pénalement responsable à dix.

Le monde est en train de changer. Il a toujours été changeant mais il change plus vite qu’il ne le faisait dans le passé. Toute chose nouvelle déstabilise et fait perdre ses repères. Il ne faut pas en avoir peur mais s’y adapter. Les solutions extrêmes sont rarement les bonnes et espérer se réveiller un jour pour se retrouver quelques décennies en arrière est une espérance (de certains) qui ne se réalisera pas. Ce qui peut se réaliser c’est d’apprendre à bien vivre ensemble, à s’accepter les uns les autres mais sans laisser qui que ce soit détruire ce qui a été bâti.



Note :

1. Face aux idées, l’intégration à la française, émission regardée sur LCP le 21.04.2011. Première diffusion le 20.04.2011.

2. Hitiste : désoeuvré qui s’appuie contre un mur à longueur de journée.


samedi 16 avril 2011

La Saint Ben Badis




16 avril, cela fait soixante et onze ans qu’est mort cheikh Abdelhamid Ben Badis. Chaque année, cet anniversaire est fêté sous l’appellation Youm el ilm (mauvaise prononciation mais consacrée = journée du savoir, de la science). Mais aujourd’hui, que reste-t-il de lui et de son action ?

Des banderoles aux slogans élogieux et rédempteurs, un enseignement discutable et d’éducation, peu ou prou. On le dit être le pionnier de la renaissance culturelle algérienne. Même s’il est difficile d’imaginer qu’il ait été le seul à l’avoir pensée ou mise en route, cette journée du savoir, fêtée comme une corvée annuelle, est un piètre entretien de la flamme de son flambeau.

D’ailleurs, en parlant de corvée, une fois l’an, sont sortis au soleil des petits panneaux de bois portant son image. La même image est imprimée en sérigraphie sur toutes sortes de supports. Ceux en bois sont peints d’une laque qui rappelle assez les pierres tombales. Quant aux banderoles et autres bannières, elles donnent l’impression d’être une manufacture de mauvais goût de l’image pop’art de Ben Badis. Ne manque plus qu’une bondieuserie où seraient vendus breloques et pin’s portant cette même image en guise d’effigie. Je m’arrête, sinon je vais donner des idées aux Chinois. Ben Badis et Andy Warhol doivent se retourner dans leurs tombes.



L’abnégation du cheikh pour la cause des droits des Algériens ne fait pas de doute. Bien qu’aisé et issu d’une famille bourgeoise, il ne se couvrait le soir que d’une couverture volontairement courte. Ses pieds faisaient vite de dépasser et le froid le réveillait. Pas le temps de dormir avec tout ce qu’il y avait à faire. Pas le temps de trop manger, non plus. A sa mort, il ne pesait plus que 48 kg. Il parrainait les associations musicales, théâtrales et sportives ainsi que les cercles culturels. Parallèlement, il encourageait le scoutisme et envisageait d’envoyer des enseignants Algériens se former à l’étranger (cela sera réellement mis en pratique en 1947). Il avait fondé quelques 351 écoles, plus tard regroupées au sein de l’association Tarbia wa Taalîm (litt. éducation et enseignement). Même si les programmes scolaires de ces écoles sont aujourd’hui dépassés, l’actuel enseignement est loin d’être une relève de l’action éducative du cheikh et l’ordre de classement des deux concepts (éducation - enseignement) appelle au procès moral de certains de ses élèves et à un mea culpa ministériel.




Cheikh Ben Badis avait combattu la superstition et le fétichisme religieux, pas les confréries religieuses musulmanes : at-tourouqia. Il vouait du respect pour celles d’entre elles qui ne bénissaient pas l’occupation et qui n’essayaient pas de la fataliser. Des correspondances en attestent. Cependant, certains pensent qu’il s’était précipité en en condamnant quelques unes qui n’auraient pas dû l’être et que sa position avait été trop radicale par rapport à l’ésotérisme de l’islam1. Il entretenait aussi d’amicales relations avec les musiciens. C’est lui qui avait demandé au musicien Abdelkader Toumi-Siaf (1906-2005) de diriger les prières surérogatoires des tarawih du ramadhan à la mosquée Sidi-Lakhdar de Constantine. Larbi Bensari (1867-1964) avait donné un concert lors de la journée coup de départ de l’action réformiste de Ben Badis à Tlemcen (année ?). La chanson préférée de cheikh Ben Badis était Masbarni lettihane du poète An-Nadjar qu’il aimait particulièrement écouter de son ami Hassouna Ali-Khodja (1896-1971).

Il est intéressant de relever que, dans son poème le plus connu, il a décrit le peuple algérien comme arabe alors qu’il était lui-même descendant de la tribu amazighe de Sanhadja. Je crois qu’il était animé par la volonté d’unifier le peuple face à un ennemi commun en considérant que l’arabe, langue du Coran, était un des plus importants éléments de cette unification. Voici les deux premiers vers de ce poème :

و إلى العروبة ينتسب

شـعـب الجـزائر مسلم
أو قال مات فـقد كذب

من قال حاد عن اصله

Le peuple algérien est musulman et à l’arabité il s’affilie
Ment qui le dit avoir renié son origine ou qui le dit être mort2

Je remarque qu’il ne dit pas explicitement que le peuple algérien est arabe et que le mot « origine » est au singulier. Et voici le dernier vers :

تحيا الجزائر و العرب

فإذا هلكت فصيحتي

Mourant, je m’écrierai : vive l’Algérie et les Arabes2


Depuis la mort du cheikh, la question de l’identité amazighe a évolué comme beaucoup d’autres choses et il est possible qu’il aurait lui aussi changé d’avis sur certaines questions. Paradoxalement, ce ne sont pas les Amazighs qu’il a qualifiés d’Arabes qui ont le plus remis en cause son rôle. La remise en cause et la vindicte viennent d’ailleurs et sont dus à un autre fait. Sa position souvent modérée, voire mitigée, en fait un centriste dans son genre, avec la précaution de replacer l’homme dans son contexte. Sa centralité en fait l’objet de toutes les tentatives de récupération. Les assimilationnistes comme les indépendantistes. Les islamistes comme les laïcs car il avait fait l’éloge de Mustafa Kemal Atatürk. Les partisans du voile intégral comme ses détracteurs. En fait, sur cette dernière question, il haranguait sur la nécessité de commencer par le plus urgent : instruire filles et garçons pour que l’oiseau (il parlait de l’Algérie) puisse voler de ses deux ailes en même temps. Il défendait le hidjab mais s’étonnait de voir les « ulémas » polémiquer sur le niqab alors que les filles algériennes avaient un voile virtuel qui leur obscurcissait l’esprit et qu’il fallait prioritairement enlever, grâce à l’enseignement. Le nombre de thèses contradictoires dont Ben Badis a fait l’objet rendent gageure toute tentative de le cerner avec précision.

Ambiguë était sa position par rapport au projet Blum-Violette de 1936, qui proposait d’élargir l’accès à la citoyenneté française à une élite de quelques vingt mille Algériens, sans renoncement au statut particulier lié à la religion. Certains disent qu’il avait été pour l’assimilation avant de changer d’avis et de soutenir la lutte armée. D’autres disent qu’il ne s’était pas clairement prononcé, gagnant du temps avant de pouvoir dire qu’il rejetait la proposition. En tout état de cause, personne n’a jamais pu prouver qu’il avait clairement et explicitement appelé à l’indépendance. Pour l’Histoire, rappelons que le projet Blum-Violette était tombé à l’eau suite au refus des maires français d’Algérie, unanimement exprimé lors du Congrès d’Alger en 1937. Autre fait notable, le mouvement nationaliste algérien est né dans les années 1920 et a tout de suite été piloté par des algériens issus de la bourgeoisie et non des couches défavorisées3. On aurait donc pu s’attendre à ce qu’il soit plutôt pour l’assimilation mais ce ne fut pas aussi simple.

On a polémiqué sur la question de cet élargissement à la citoyenneté. Aurait-il été proposé à tous les Algériens ? Aurait-il fini par leur donner d’autres droits que celui du vote ? Aurait-il évité à l’Algérie sa décennie noire de l’intégrisme islamiste ? Aurait-il évité aux jeunes Algériens de se jeter à la mer pour rejoindre le pays que leurs parents ont combattu ? Je n’ai pas de réponses toutes faites à ces questions. Néanmoins, je crois que le concept de l’assimilation (puisque c’est de là que vient la polémique) autorise suffisamment d’interprétations pour dire que ceux qui y étaient favorables avaient été trop vite taxés de traîtrise.

Probable que s’il y avait eu assimilation, la situation que vit actuellement la France vis-à-vis de ses citoyens d’origine algérienne aurait été différente. Les imams de France auraient été formés depuis belle lurette et le wahhabisme aurait difficilement pu trouver sa place dans l’hexagone. Quant à l’extrême droite, elle aurait été jetée aux oubliettes, vengeant indirectement les méfaits d’un certain tenancier de la Villa Susini.

Le problème est que ceux qui ont essayé de positionner Ben Badis l’ont presque tous réduit à travers la lunette de leur propre idéologie. Je sais qu’un historien peut difficilement être neutre, cependant, à lire ce qu’en disent certains comme Abderahmane Chibane4, je me dis qu’ils prennent les lecteurs pour des imbéciles. Les écrits de Ben Badis (livres et articles de presse) permettront à tout un chacun de comprendre et je déconseille à toute âme sincère qui le recherche de se fier uniquement à ce qui a été écrit à son sujet. Au bout de cette investigation, le cheikh ne sera point énigmatique mais n’en restera pas moins ambigu. Une certitude, tout de même : il avait une stature beaucoup plus grande que celle dans laquelle on le confine aujourd’hui. Ce n’est pas son dynamisme ni le nombre d’actions qu’il a menées sur le terrain qui impressionne le plus, mais plutôt sa vision globale relativement cohérente en ces temps obscurs et qui, chose alors rare, se projette dans le futur. Assurément, c’était un homme d’Etat.

Alors que retenir de lui ? Les choses qui étaient siennes et qui font l’unanimité sont la lutte contre l’obscurantisme et l’action qui vise à instruire et à cultiver. L’égoïsme lui était inconnu et la tolérance était son maître-mot. Quand je vois la place que font les Algériens d’aujourd’hui à ces valeurs là, je dois dire que Ben Badis n’a pas été oublié que par l’Etat.

Finalement, on sait toujours peu sur cet homme dont le violon d’Ingres n’était pas la théologie mais la jurisprudence. Peut-être est-ce signe de la sagesse divine qu’il n’ait pas vécu jusqu’à l’indépendance et qu’il n’ait pas eu d’enfants. Le père aurait dérangé et ses enfants se seraient retrouvés orphelins sans être pupilles de quiconque. De Ben Badis, il ne reste qu’une date sur le calendrier des saints algériens mais je ne saurais dire si c’est la prémonition ou la planification qui a poussé à baptiser de Journée du savoir un jour de mort et non de naissance. Je m’incline devant le sacrifice d’un homme qui, en mourant, aura été de secours pour le géant en lui enlevant une épine de son pied d’argile.

Assez de deuil. Je termine sur une note joyeuse et, puisque c’est la saint Ben Badis, je dis : Bonne fête à tous les Abdelhamid d’Algérie.



Notes :

1. Cf. La théologie de la libération de Abdelhamid Ben Badis, article posté on-line le 21 avril 2006.

2. La traduction est de l’auteur de l’article.


4. Abderahmane Chibane, Ibn Badis, défenseur du voile, 6 février 2011.





lundi 11 avril 2011

Ni putes ni soumises et ni intégristes ni islamophobes





Ayant visité le site de l’association ni putes ni soumises et suivi quelques liens qui gravitent autour, pour les besoins d’un de mes articles, j’ai été sidéré par le nombre de personnes qui en veulent à cette association. Je ne parle pas de ceux qui s’expriment par le débat d’idées, dans le respect de la différence, même s’ils font des reproches.

L’échec politique a médiatiquement éclipsé Fadela Amara. Je lui dis qu’aux Etats-Unis, on réussit son entreprise au bout du cinquième essai en moyenne. Quand on fait faillite, vos amis vous organisent une réception et vous félicitent pour votre faillite car c’est le métier qui rentre. On peut se retirer pour se ressourcer et mieux redémarrer mais on ne se retire pas comme ça pour de bon, surtout quand on a toute sa place. Ce qui ne m’empêche pas de noter que Sihem Habchi n’a rien à lui envier en matière de dynamisme.

Rama Yade a épousé un juif. Et après ? Enfant, elle se rendait aussi bien à l’école catholique qu’à l’école coranique et son beau-père est un Yiddish qui a échappé à la Shoah. En tant que musulman, je ne mange pas de porc mais j’ai de l’indulgence pour Rama Yade la ministre qui n’a pas pu refuser de goûter au saucisson qu’on lui offrait pendant une de ses visites de terrain. Un signe qui ne trompe pas sur sa volonté de ne pas froisser l’autre. Je ne suis point surpris par sa tolérance quand je sais qu’elle est originaire du seul pays africain qui n’a jamais connu de coup d’Etat.

A son tour, Sophia Aram a cassé le tabou en épousant un protestant. Je l’ai entendue dire qu’elle, et son mari, n’avaient pas laissé le choix à leurs familles respectives. Cela confirme que l’amour transcende les frontières et que le mariage mixte est une preuve d’ouverture. Je la félicite pour son courage et je lui dis qu’elle se méprend sur deux points. D’un, Dieu n’est pas le chef de l’homme qui est à son tour le chef de la femme. C’est l’homme qui tient à être le chef de la femme mais cette dernière n’a pas besoin de lui pour s’adresser à Dieu. Je sais que la caricature est indispensable pour l’humoriste qu’elle est mais j’ai eu l’impression que c’est ce que Sophia Aram croit hors scène. De deux, il n’est pas interdit pour un musulman de douter. Le Coran raconte l’histoire d’Abraham (qsssl) qui demanda à Dieu de lui montrer comment il ressuscite les morts1. Dieu lui demanda : « N’es-tu donc pas croyant ? » et Abraham (qsssl) répondit : « Si, mais pour que mon cœur soit rassuré ». L’histoire raconte comment Dieu lui accomplit un miracle. Démonstration qui prouve qu’il lui a admis son doute alors qu’il était déjà croyant et qu’il l’a rasséréné.

Là, j’ouvre une parenthèse de taille. Cet épisode du Coran est une leçon. L’action de rassurer et de rasséréner est vitale face aux doutes qui assaillent les humains. Individuellement ou communautairement. Ainsi donc, les femmes ont besoin d’être rassurées sur leur beauté. Séduire est inné (donc divin) chez les femmes et elles n’ont pas besoin de cacher leur beauté sous une burqa ou sous un voile intégral. De même, les musulmans français d’origine arabe ont besoin d’être rassurés pour comprendre que ceux qui sont choqués de les voir bloquer un passage public pour prier ne sont pas nécessairement islamophobes. Tout aussi bien, les Français non musulmans ont besoin d’être rassurés pour comprendre que l’islam n’est pas dangereux sans leur cacher que l’intégrisme religieux l’est. A plus grande échelle, le peuple a besoin d’être rassuré pour comprendre que, malgré les difficultés et les crises, il ne faut pas baisser les bras et qu’on ne récoltera demain que ce qu’on sème aujourd’hui.

Je referme la parenthèse et je reviens à cette question de l’endogamie religieuse pour constater qu’elle n’a pas rapporté aux pays musulmans que de l’essor. Les mélanges sanguins sont une richesse et les pays à melting-pots ont toujours eu une longueur d’avance sur les autres. Alors, pour les musulmans, peut-être les enfants nés de mariages mixtes sauront-ils mieux être à la hauteur.

Suis-je en train de dire que les mariages mixtes sont un atout ? Oui et dans les deux sens. Ils auraient même pu faire éviter ou limiter la confusion actuelle entre islam et traditions de pays musulmans. Je m’explique.

L’immigration n’est pas en soi source de problèmes, elle s’est accompagnée de problèmes. Les anciens processus d’adaptation (on appelait ça intégration) s’avèrent aujourd’hui n’avoir pas été au point. Plus précisément, c’est le regroupement familial qui a été le plus mal géré. S’il n’avait pas été aussi massif, les immigrés se seraient plus souvent mariés avec des Françaises de souche et la mixité serait devenue mixtion.

Les épouses venues du Maghreb étaient rarement instruites. Cloîtrées, elles ont tout naturellement perpétué le mode de vie maghrébin et transmis des traditions en guise de dogme. Elles pensaient qu’avec ça, elles éviteraient l’acculturation à leurs enfants. Un réflexe dicté par la peur de faillir à sa mission éducatrice, sur fond de religion et avec la vivacité du souvenir de la colonisation.

Pendant longtemps, les hommes ont dominé les femmes. Pour autant, il ne faut pas fuir en avant en déifiant la femme ou en affirmant que les deux sont identiques. L’homme et la femme sont égaux en droits et en devoirs. Ils ne le sont pas en sensibilité ou en aptitudes physiques et les cas exceptionnels ne changeront rien à ces natures. Il serait injuste de demander aux athlètes femmes de s’aligner sur les records de leurs homologues hommes, par exemple. De là, je dis que dresser les femmes contre les hommes est insensé. Les deux ne doivent pas se combattre mais se compléter.

Je ne veux pas faire le procès du féminisme. Je dis juste que, dans son élan des années 1960, il a laissé les hommes de côté, ce qui a engendré une grande incompréhension entre les deux sexes. Je ne crois pas non plus que les femmes soient plus intelligentes que les hommes. Il y a des femmes intelligentes et d’autres qui le sont moins. De même, il y a des hommes intelligents et d’autres qui le sont moins. Cela est valable pour toutes les races et pour toutes les religions. Je donne des exemples.

Chez les femmes : il y a Dounia Bouzar qui dit que ce que veulent les musulmans (de France) ce n’est que le respect de la loi de 19052 et il y a Wassyla Tamzali qui pense que l’islam modéré est un gadget politique et qu’on ne peut pas être musulman et modéré à la fois3.

Chez les hommes, il y a Ghaleb Bencheikh qui dénonce le fait d’interdire aux Saoudiennes de conduire une voiture dans leur pays et il y a Chems-eddine Hafiz qui reproche à Jean-François Copé de lancer le débat sur la laïcité sans rencontrer le CFCM et qui reconnaît, en même temps, avoir refusé toute rencontre4.

Sur la question du courage, par contre, je pense que les femmes sont plus courageuses que les hommes. Ah, enfin ! Se diront certaines.

D’abord, les hommes qui pensent le contraire ne sont pas tous motivés par le sexisme. Ils limitent le courage au seul courage physique, attendu lors d’une guerre, par exemple. Maintes fois, les femmes ont pris les armes, mais la tradition d’envoyer les hommes faire la guerre plutôt que les femmes découle de deux soucis : utiliser l’atout de la force physique des hommes et préserver les femmes car ce sont elles qui procréent. C’est donc une question de force physique et de perpétuation de la race et nullement de manque de courage chez les femmes.

Le courage dont je parle et pour lequel les femmes nous surpassent, c’est celui de dire ce qu’on pense. Je ne sais pas si les femmes disent plus volontiers ce qu’elles pensent parce que leur sensibilité les rend spontanées. Les hommes, eux, se retiennent de le faire parce qu’ils ont peur d’être pointés du doigt et d’être mis sur le ban de la société. A cause de cela, ils font tourner leur langue dans leur bouche avant de parler. Si seulement ils la faisaient tourner plus souvent, cela nous éviterait d’entendre bien des bêtises.

En résumé, les hommes sont courageux physiquement tandis que les femmes le sont physiquement et moralement. Elles sont donc plus courageuses que les hommes.

Invité sur le plateau de la semaine critique le 8 avril passé, le réengagé vétéran Stéphane Hessel l’a également reconnu et a même avoué n’avoir connu de sa vie que deux hommes courageux : Charles de Gaulle et Pierre Mendès-France. Son témoignage a du poids car c’est celui d’un homme au passé glorieux.

Chez certains, le « garrotage » cérébral et l’unicité de pensée ne se limitent pas à la question de la femme. Un seul dieu, un seul président (Boumediene pour les Algériens), une seule langue, etc. Avec les œillères qu’ils portent actuellement, ils traduisent « émancipation » en « débauche ». J’évite la facilité de crier à la croisade contre l’islam. Certes, l’islamophobie est une réalité et la peur de l’islam fait gagner des points aux sondages d’intentions de vote en France. Cependant, l’islam n’est que ce qu’en font les musulmans et force est de constater que ce qu’en font ces derniers (sans jeu de mots) n’est pas toujours objet de fierté.

Les femmes musulmanes sauront éviter écueils et pièges pour mener leur sereine et légitime révolution et les hommes sensés les y aideront. Quant aux hommes musulmans qui refusent d’évoluer, il devraient prêter attention à ce que disent les humoristes qui sont doublement émérites puisqu’ils font d’abord rire puis réfléchir. S’ils ne veulent pas écouter Sophia Aram sous prétexte que c’est une femme, qu’ils écoutent alors Fabrice Eboué dire : « Un juif, c’est rien d’autre qu’un musulman qui a réussi ». Ils devraient donc s’occuper à réussir plutôt que d’invectiver ceux qui ne leurs ressemblent pas, surtout quand ceux qui ne leur ressemblent pas réussissent.



Notes :

1. Sourate 2 (Les vaches), versets 260.

2. Cf. Islam, laïcité : débat utile ou stigmatisant ? Edition on-line de Le Monde.fr.


3. Emission Ce soir ou jamais du 9 février 2011 sur France3.

4. Ce soir ou jamais du 30 mars 2011.

dimanche 10 avril 2011

Treize hommes en colère




A peine Elizabeth Taylor disparue, qu’un autre grand nom du cinéma américain se détache des affiches pour devenir une épitaphe. Hier, 9 avril, est mort Sidney Lumet. Il était né en 1924.

Je ne peux parler de Sidney Lumet sans parler de son premier film, Douze hommes en colère (1957). Ce film qui, de mon point de vue, est le meilleur de Sidney Lumet, est beaucoup plus qu’une maîtrise technique. Il est la brillante mise en scène d’un sentiment réel qui est reconnu à son réalisateur : le souci de justice. Un thème qui lui était cher et qui revient dans toutes ses œuvres. J’en fais tout de même sortir une du lot. C’est Le Crime de l’Orient-Express (1974), où le fait de se rendre justice soi-même est discutable même pour une raison moralement noble. Evidemment, cela ne remet pas en cause son talent ni celui d’Agatha Christie.

Le pari d’avoir tourné la quasi-totalité du film en huis clos est une signature du style théâtral de Lumet. Assimilable, dans cette œuvre, à une tragédie néogrecque en noir et blanc. L’intégralité des débats est tournée et l’essentiel n’est pas dans le décor, froid comme une administration qui peut ôter la liberté ou la vie. L’essentiel est dans l’idée elle-même, celle de raconter une société atteinte de préjugés et d’individualisme.

Le panel de jurés représente volontairement cette société cosmopolite (il y a même un immigré) et la moralité est que les apparences trompent souvent et que les préjugés sont toujours injustice. La moralité est également qu’il n’est jamais superflu de s’attarder sur des détails quand il s’agit de rendre justice. Dans le film, on manque de peu de faire condamner, à tort, un adolescent accusé de parricide. Grande leçon également pour les humains qui font souvent passer la futilité avant la nécessité, uniquement par égoïsme. Un juré inconscient veut expédier l’affaire en cinq sec et vote coupable pour s’empresser d’aller regarder un match de base-ball, d’autant que la chaleur est caniculaire.

Dans le rôle principal, le juré numéro 8, interprété par Henry Fonda. Un excellent choix car je trouve que ce dernier a (au présent de l’indicatif) quelque chose de particulier : son regard figé à travers des iris bien centrés dans les yeux et ne s’approchant pas des paupières, comme ceux d’une statue, clignant peu pour soutenir sans interruption le regard et interpeller. Métallique et implacable, ce regard se révèle, aussitôt que s’y ajoute la voix, infiniment bienveillant, bien que pouvant simuler le contraire à la perfection. Cela s’appelle être acteur. Son calme contribue à sa prestance non hautaine et la couleur des yeux n’y est pour rien car cela se voit même en noir et blanc. Je suis tenté de dire que la génétique le confirme en sa fille Jane qui parait froide et détachée mais qui s’avère très humaine, contre la guerre américaine au Viêt Nam ou en Irak, notamment.


Dans le rôle non dit du salutaire objecteur au sein de la société, le juré numéro 8 (élément d’une série numérique et élément d’une société) se sent concerné et s’investit en allant aux objets trouvés où il retrouve le couteau de l’accusé. Celui qui était pièce à conviction n’était donc pas le bon.

Marquons ici un arrêt sur image. A la place de la scène où le juré exhibe le vrai couteau de l’accusé, situation que l’on peut aisément projeter sur la réalité, que ce serait-il passé si ce juré n’avait pas fait l’effort d’aller aux objets trouvés ? Et si la personne qui avait déposé le couteau aux objets trouvés, l’avait gardé pour elle ?

En Algérie, ces ô combien utiles objets trouvés, n’existent pas. Pourtant, cette petite institution vaut à elle seule une grande partie de l’appareil légal de l’Etat. Les objets trouvés valent cela parce qu’ils consacrent le respect de la propriété privée et le « penser aux autres » sans surveillance ni coercition. Je ne saurais dire si ce film a eu une quelconque influence sur la réforme du système judiciaire des Etats-Unis ou d’autres pays. L’unanimité requise en ce temps-là est peut-être impensable de nos jours car les tribunaux sont débordés. J’ai juste peur que la fluidité ainsi gagnée ne soit une tentation d’aller plus loin pour désengorger encore plus.

Au noir et blanc du film s’ajoute le clair-obscur des scènes de la salle d’audience, les deux éléments allant parfaitement ensemble et accentuant la perception, par le spectateur, du vide sous les pieds que ressent tout innocent qui aimerait avant tout qu’on le croie. La première des souillures n’est-elle pas dans la suspicion ? Ce clair-obscur me rappelle Le Procès (1962) d’Orson Welles mais c’est une autre histoire. Ces deux films sont ceux qui m’ont le plus marqué dans mon enfance.

J’aurais aimé pouvoir mieux parler de Sidney Lumet mais je ne le connais qu’à travers ses films. A côté de ses douze hommes, aussi humains que possible et pas du tout salopards, Sidney Lumet était le treizième. En colère.




samedi 9 avril 2011

Mode et mœurs à Constantine




Aujourd’hui, 9 avril, s’inaugure la deuxième édition de l’évènement Mode à Constantine.

Une année après l’autre, la mode part puis revient, éphémère comme toutes les belles choses de la vie. Cette expression du goût, comme la saveur gustative, ne peut être que temporaire car, avec la durée, vogue devient habitude et tendance devient tradition.

C’est déjà une bonne chose que de ne pas voir les mannequines (ça s’écrit aussi sans ‘’e’’) algériennes soumises au dictat de la taille de guêpe. Point d’anorexie et moins de retouches d’images. Je me rappelle que j’animais musicalement en live un défilé de mode il y a quelques années. Ayant changé mon rythme, la mannequine fut déstabilisée et revint sur ses pas. Je ne sais pas pour aujourd’hui mais à l’époque, certaines d’entre elles défilaient encore sur la même cadence que la musique. Pour les stylistes algériens, je constate qu’ils côtoient à présent leurs homologues occidentaux et, pour cette deuxième édition, le Centre Culturel Français a prévu des ateliers professionnels. Du positif.

Fasciné par al-Andalus, je ne peux m’empêcher de rappeler qu’au IXe siècle, Ziryab (789-857) avait institué le changement de tenues durant une même soirée pour les femmes. L’esthète qu’il était devait trouver qu’elles éblouissent trop quand elles se changent pour conserver les mêmes habits. Je l’approuve et je remarque dans ses initiatives la tendance à l’innovation. Un concept que nous avons malheureusement délaissé. Le rituel de changement de tenue durant la même soirée a été perpétué par les femmes citadines algériennes jusqu’à aujourd’hui.

Ziryab avait également remplacé les gobelets en métal par les verres en cristal (ou en verre) et ordonnancé la succession des mets lors des repas. Il avait donc déplacé les confiseries du début du repas pour les servir à la fin. On dit même qu’il avait introduit de nouvelles couleurs dans l’habit (féminin et masculin) et créé la première école de mode1.

S’il avait institué ce changement de tenues c’est qu’il y avait richesse. Des poèmes hawzi en donnent des aperçus2. Je n’ai pas traduit ces poèmes car je ne suis pas en mesure de décrire tous ces vêtements et accessoires, mais portés en même temps par une seule femme, ils sont une confirmation de la variété.

Le ralentissement de l’élan de créativité (vestimentaire ou autre) postérieur à al-Andalus, est lié à l’isolement et au refus de l’évolution des mœurs. La séparation entre sexes dans les salles d’attentes chez les médecins, est un exemple de ce refus. Dans ces conditions, il est difficile de compter sur un détail vestimentaire, fut-il original, pour séduire. A côté des parcimonieuses réceptions mondaines, il y a les tenues de ville sous lesquelles on se cache par la ressemblance à la masse et gare à ceux et à celles qui se distinguent.

Consentantes ou non, les femmes constantinoises différenciaient nettement entre l’apparence en milieu privé et en milieu public. En privé, elles ont toujours rivalisé de tenues resplendissantes. En public, elles s’uniformisent pour ne pas être reconnues. Aujourd’hui par un stéréotypé hidjab oriental de différentes herméticités, hier par la mlaya. Un grand voile noir dans lequel elles se drapaient avant de sortir. Elles complétaient par le ‘adjar, un accessoire (blanc cette fois) qui cachait le visage à l’exception des yeux. Prétentieuse tradition de prévenir l’indécence ou la tentation quand le regard, plus repérable parce que seul visible, peut être plus redoutable que n’importe quelle tenue. Le poète le savait déjà, celui qui a dit :


إشـارة محـزون و لم تـتـكـلم

أشارت بطرف العين خيفة أهلها



فنحن صموت و الهوى يتكلم

حواجـبنا تقضي الحوائـج بيـنـنا

Elle fit signe de son regard, craignant les siens, mélancolique et sans mot dire
Nos sourcils sont nos messagers, silencieux lorsque parle désir3


Parenthèse pour l’anecdote, contrairement à une idée fortement ancrée, je ne pense pas que la mlaya ait été portée par les Constantinoises en signe de deuil pour Salah Bey, destitué en 1792 puis exécuté. C’est un accessoire hérité des Fatimides4 pour qui le noir était l’expression du deuil permanent pour Hussein5.


Parlons de l’habit de ville le plus féminin, la jupe. Relativement répandue après l’indépendance, elle est maintenant un acte de résistance et la porter est devenu une provocation et un alibi pour l’agression visuelle et verbale par les hitistes6. Ces désoeuvrés qui se veulent tellement inutiles qu’ils n’arrivent à soutenir aucun des murs de la cité qui se fissure. A Constantine, il faudrait plus qu’une simple Journée de la jupe7 pour banaliser à nouveau ce vêtement qui n’est synonyme que d’élégance.

Certains justifient l’agression par le fait que les femmes qui ne cachent pas leur beauté provoquent. C’est sans doute ce même raisonnement qui explique que ces Constantinois jettent leurs ordures par les fenêtres ou les déversent aux pieds des arbres. Tant pis. Allah n’avait qu’à créer des choses moches, comme ça, leur beauté serait cachée et ne serait pas provocatrice.

Plus que conservatrice, Constantine est une ville qui régresse. Elle est submergée par les balles de fripes et de khimars chinois qui se déversent sans cesse sur les boutiques et les rues de la ville. De nouvelles rues indirectement conquises par la révolte des Tunisiens et qu’on a peur de désencombrer. Les boutiques qui ne vendent pas de chiffons se transforment progressivement en gargotes et la zone industrielle se déconstruit pour céder la place aux salles de fêtes. Ne cherchez pas à acheter de chausse-pied, personne n’en vend. Quant aux chemises à manchettes et autres embauchoirs, les vendeurs ne savent pas à quoi cela ressemble.

Dans un article précédent, j’avais parlé de la faiblesse de la créativité arabe. Nonobstant, j’avais dit qu’il y avait des exceptions. Les créateurs de mode qui présentent leurs collections dans le cadre de Mode à Constantine en sont. Artistes rêveurs de glamour et de gloire, torturés par le désordre régnant, ils souffrent aussi de l’absence d’un marché algérien de la haute couture et de la stérilité d’une société statique pour leur indiquer une quelconque tendance. A défaut de pouvoir détecter ces tendances, ils doivent les inventer. A cause de cela, leur créneau est plus militant que sous d’autres cieux et beaucoup moins gratifiant. Quelle tristesse de les applaudir en sachant que cela ne suffira pas.




Vous, créateurs de mode, vous êtes les louables marchands d’un rêve vital et un instrument de l’émancipation de la société réfractaire, encore plus attendus dans la citadelle imprenable8. Et vous, femmes, vous êtes la manifestation suprême de la beauté de la création. Votre beauté et votre séduction sont les couleurs de la vie, alors, soyez belles et séduisez.


Notes :

1. La fameuse école de mode créée par Ziryab ne fonctionnait pas comme celles d’aujourd’hui mais elle en était les prémices.

2. Entre autres, le hawzi Ya daw ‘ayani (Ô lumière de mes yeux) de Ben Sahla, XVIIIe siècle.

3. La traduction est de l’auteur de cet article.

4. La dynastie fatimide (909-1048) a été fondée en Ifriqiya dont faisait partie Constantine avec al-Mahdiyya pour capitale, puis Kairouan, après la conquête de la Sicile en 948. A ne pas confondre avec les Fatimides d’Egypte (969-1171).

5. Hussein (626-680), fils cadet de Ali et de Fatima et petit-fils de Mahomet (qsssl), a été assassiné un jour de la Achoura (dixième jour de l’an hégirien), à Karbala en Irak. Son deuil tient une place de premier plan dans la liturgie chiite.

6. Hitiste, de l’ar. Haït ou Hit (respectivement à Alger ou à Constantine) = mur.

7. La Journée de la jupe est une initiative de l’association française Ni Putes Ni Soumises.

8. Cf. Isabelle Grangaud, La ville imprenable - Une histoire sociale de Constantine au XVIIIe siècle, Ehess, 2002.




mardi 5 avril 2011

Gastronomie française et créativité arabe



Le 4 avril 2011, lors de l’émission Complément d’enquête diffusée sur France2, on a parlé du déclin présumé de la gastronomie française : depuis 2002, aucun Chef français n’avait été désigné Meilleur Chef de l’année au niveau international.

Pourtant, à écouter parler les intervenants, on se rend compte que cette gastronomie se porte bien. Le chiffre d’affaires de la gastronomie française a nettement progressé, le nombre de clients également. A la question de savoir si les Français mangeaient mieux, on a répondu qu’ils mangent plus sain et plus équilibré. De quoi s’inquiète-t-on alors ? Le fait que certains Chefs servent aux clients des plats surgelés inquiète. Les Français s’inquiètent parce qu’ils ne veulent pas s’endormir sur leurs lauriers et ils ont raison. C’est comme cela que se gardent les acquis.

A propos de cette créativité si fièrement affichée, qu’en est-il de celle des Arabes ? Improvisons un dialogue pour y répondre.

Q : Pourquoi la cuisine arabe stagne-t-elle ?
R : Les Arabes ne sont pas créatifs. Il est impensable que des plats aussi savoureux que le djari bel frik (à Constantine : soupe à la tomate et au blé moulu) ou le tajine el ‘ayn (tajine de pruneaux) n’aient pas donné de plats dérivés.

Q : Mais alors, comment se fait-il qu’ils aient crée des choses dans le passé ?
R : Du fait de leur cohabitation avec les autres races, comme en al-Andalus.

Q : Justement, le djari et le tajine el ‘ayn sont des preuves de la créativité des Arabes, non ?
R : Le djari et le tajine el ‘ayn sont des plats ottomans, pas arabes. C’est aussi le cas du baklava et des autres pâtisseries et confiseries au miel et aux noix ou aux amandes.

Q : Comment ça, ils ne sont pas créatifs, Avicenne n’était-il pas un des plus grands médecins et philosophes du Moyen-Âge et Ziryab n’a-t-il pas composé les 24 noubas du malouf et de la musique andalouse ?
R : Ils étaient musulmans, pas Arabes. Avicenne était Persan et Ouzbek et Ziryab était Kurde. Puis, ce dernier n’a pas composé les noubas du malouf puisqu’il a vécu au IXe siècle alors que le muwashshah et le zadjal, qui sont les formes poétiques de la musique andalouse, ont été inventés au XIe siècle.

Q : Et Mahomet (qsssl), il n’était pas Arabe ?
R : Mahomet (qsssl) avait la révélation (el wahy) qui le dispensait d’être créatif. Allah lui dictait ce qu’il devait dire ou faire. S’il avait été créatif, on l’aurait accusé d’avoir composé le Coran.

Q : Alors pourquoi son message a-t-il été révélé aux Arabes ?
R : Si les Arabes étaient créatifs, ils auraient été satisfaits de leur autosuffisance et ils auraient failli à leur mission qui est de transmettre le message de l’islam. Comme ils ne le pouvaient pas, ils étaient obligés de vivre avec les autres. En al-Andalus, cette cohabitation a existé et a donné des résultats incroyables dont les retombées positives sur le monde moderne sont indéniables. Lorsque les Arabes se sont isolés, volontairement ou à cause de la colonisation, ils ont décliné.

Q : N’y a-t-il pas d’exceptions ?
R : Il y en a toujours. Mais quand on s’isole, la créativité diminue, et quand on s’ouvre aux autres, elle augmente.

Q : Quelle serait la solution ?
R : Rompre avec les absurdités comme le panarabisme ou l’algérianisation et s’ouvrir sur le monde.

Q : Cela ne risque-t-il pas de faire perdre aux Arabes leur identité ?
R : C’est à eux de savoir la préserver sans la momifier. La fusion des civilisations est une règle dans l’Histoire et celles qui s’isolent périssent. Et puis, quand on a des racines solides, il ne faut pas avoir peur d’étendre ses branches.

La véritable identité arabe n’est pas dans l’accoutrement. Elle est dans sa langue, certes, mais elle est aussi dans son légendaire sens de l’hospitalité, dans le respect de la parole donnée, dans l’entraide et la compassion. En un mot, l’identité arabe est dans les valeurs de l’humanisme que beaucoup ont abandonné et qu’ils gagneraient à recouvrer. Il n’est jamais trop tard pour bien faire.