samedi 16 avril 2011

La Saint Ben Badis




16 avril, cela fait soixante et onze ans qu’est mort cheikh Abdelhamid Ben Badis. Chaque année, cet anniversaire est fêté sous l’appellation Youm el ilm (mauvaise prononciation mais consacrée = journée du savoir, de la science). Mais aujourd’hui, que reste-t-il de lui et de son action ?

Des banderoles aux slogans élogieux et rédempteurs, un enseignement discutable et d’éducation, peu ou prou. On le dit être le pionnier de la renaissance culturelle algérienne. Même s’il est difficile d’imaginer qu’il ait été le seul à l’avoir pensée ou mise en route, cette journée du savoir, fêtée comme une corvée annuelle, est un piètre entretien de la flamme de son flambeau.

D’ailleurs, en parlant de corvée, une fois l’an, sont sortis au soleil des petits panneaux de bois portant son image. La même image est imprimée en sérigraphie sur toutes sortes de supports. Ceux en bois sont peints d’une laque qui rappelle assez les pierres tombales. Quant aux banderoles et autres bannières, elles donnent l’impression d’être une manufacture de mauvais goût de l’image pop’art de Ben Badis. Ne manque plus qu’une bondieuserie où seraient vendus breloques et pin’s portant cette même image en guise d’effigie. Je m’arrête, sinon je vais donner des idées aux Chinois. Ben Badis et Andy Warhol doivent se retourner dans leurs tombes.



L’abnégation du cheikh pour la cause des droits des Algériens ne fait pas de doute. Bien qu’aisé et issu d’une famille bourgeoise, il ne se couvrait le soir que d’une couverture volontairement courte. Ses pieds faisaient vite de dépasser et le froid le réveillait. Pas le temps de dormir avec tout ce qu’il y avait à faire. Pas le temps de trop manger, non plus. A sa mort, il ne pesait plus que 48 kg. Il parrainait les associations musicales, théâtrales et sportives ainsi que les cercles culturels. Parallèlement, il encourageait le scoutisme et envisageait d’envoyer des enseignants Algériens se former à l’étranger (cela sera réellement mis en pratique en 1947). Il avait fondé quelques 351 écoles, plus tard regroupées au sein de l’association Tarbia wa Taalîm (litt. éducation et enseignement). Même si les programmes scolaires de ces écoles sont aujourd’hui dépassés, l’actuel enseignement est loin d’être une relève de l’action éducative du cheikh et l’ordre de classement des deux concepts (éducation - enseignement) appelle au procès moral de certains de ses élèves et à un mea culpa ministériel.




Cheikh Ben Badis avait combattu la superstition et le fétichisme religieux, pas les confréries religieuses musulmanes : at-tourouqia. Il vouait du respect pour celles d’entre elles qui ne bénissaient pas l’occupation et qui n’essayaient pas de la fataliser. Des correspondances en attestent. Cependant, certains pensent qu’il s’était précipité en en condamnant quelques unes qui n’auraient pas dû l’être et que sa position avait été trop radicale par rapport à l’ésotérisme de l’islam1. Il entretenait aussi d’amicales relations avec les musiciens. C’est lui qui avait demandé au musicien Abdelkader Toumi-Siaf (1906-2005) de diriger les prières surérogatoires des tarawih du ramadhan à la mosquée Sidi-Lakhdar de Constantine. Larbi Bensari (1867-1964) avait donné un concert lors de la journée coup de départ de l’action réformiste de Ben Badis à Tlemcen (année ?). La chanson préférée de cheikh Ben Badis était Masbarni lettihane du poète An-Nadjar qu’il aimait particulièrement écouter de son ami Hassouna Ali-Khodja (1896-1971).

Il est intéressant de relever que, dans son poème le plus connu, il a décrit le peuple algérien comme arabe alors qu’il était lui-même descendant de la tribu amazighe de Sanhadja. Je crois qu’il était animé par la volonté d’unifier le peuple face à un ennemi commun en considérant que l’arabe, langue du Coran, était un des plus importants éléments de cette unification. Voici les deux premiers vers de ce poème :

و إلى العروبة ينتسب

شـعـب الجـزائر مسلم
أو قال مات فـقد كذب

من قال حاد عن اصله

Le peuple algérien est musulman et à l’arabité il s’affilie
Ment qui le dit avoir renié son origine ou qui le dit être mort2

Je remarque qu’il ne dit pas explicitement que le peuple algérien est arabe et que le mot « origine » est au singulier. Et voici le dernier vers :

تحيا الجزائر و العرب

فإذا هلكت فصيحتي

Mourant, je m’écrierai : vive l’Algérie et les Arabes2


Depuis la mort du cheikh, la question de l’identité amazighe a évolué comme beaucoup d’autres choses et il est possible qu’il aurait lui aussi changé d’avis sur certaines questions. Paradoxalement, ce ne sont pas les Amazighs qu’il a qualifiés d’Arabes qui ont le plus remis en cause son rôle. La remise en cause et la vindicte viennent d’ailleurs et sont dus à un autre fait. Sa position souvent modérée, voire mitigée, en fait un centriste dans son genre, avec la précaution de replacer l’homme dans son contexte. Sa centralité en fait l’objet de toutes les tentatives de récupération. Les assimilationnistes comme les indépendantistes. Les islamistes comme les laïcs car il avait fait l’éloge de Mustafa Kemal Atatürk. Les partisans du voile intégral comme ses détracteurs. En fait, sur cette dernière question, il haranguait sur la nécessité de commencer par le plus urgent : instruire filles et garçons pour que l’oiseau (il parlait de l’Algérie) puisse voler de ses deux ailes en même temps. Il défendait le hidjab mais s’étonnait de voir les « ulémas » polémiquer sur le niqab alors que les filles algériennes avaient un voile virtuel qui leur obscurcissait l’esprit et qu’il fallait prioritairement enlever, grâce à l’enseignement. Le nombre de thèses contradictoires dont Ben Badis a fait l’objet rendent gageure toute tentative de le cerner avec précision.

Ambiguë était sa position par rapport au projet Blum-Violette de 1936, qui proposait d’élargir l’accès à la citoyenneté française à une élite de quelques vingt mille Algériens, sans renoncement au statut particulier lié à la religion. Certains disent qu’il avait été pour l’assimilation avant de changer d’avis et de soutenir la lutte armée. D’autres disent qu’il ne s’était pas clairement prononcé, gagnant du temps avant de pouvoir dire qu’il rejetait la proposition. En tout état de cause, personne n’a jamais pu prouver qu’il avait clairement et explicitement appelé à l’indépendance. Pour l’Histoire, rappelons que le projet Blum-Violette était tombé à l’eau suite au refus des maires français d’Algérie, unanimement exprimé lors du Congrès d’Alger en 1937. Autre fait notable, le mouvement nationaliste algérien est né dans les années 1920 et a tout de suite été piloté par des algériens issus de la bourgeoisie et non des couches défavorisées3. On aurait donc pu s’attendre à ce qu’il soit plutôt pour l’assimilation mais ce ne fut pas aussi simple.

On a polémiqué sur la question de cet élargissement à la citoyenneté. Aurait-il été proposé à tous les Algériens ? Aurait-il fini par leur donner d’autres droits que celui du vote ? Aurait-il évité à l’Algérie sa décennie noire de l’intégrisme islamiste ? Aurait-il évité aux jeunes Algériens de se jeter à la mer pour rejoindre le pays que leurs parents ont combattu ? Je n’ai pas de réponses toutes faites à ces questions. Néanmoins, je crois que le concept de l’assimilation (puisque c’est de là que vient la polémique) autorise suffisamment d’interprétations pour dire que ceux qui y étaient favorables avaient été trop vite taxés de traîtrise.

Probable que s’il y avait eu assimilation, la situation que vit actuellement la France vis-à-vis de ses citoyens d’origine algérienne aurait été différente. Les imams de France auraient été formés depuis belle lurette et le wahhabisme aurait difficilement pu trouver sa place dans l’hexagone. Quant à l’extrême droite, elle aurait été jetée aux oubliettes, vengeant indirectement les méfaits d’un certain tenancier de la Villa Susini.

Le problème est que ceux qui ont essayé de positionner Ben Badis l’ont presque tous réduit à travers la lunette de leur propre idéologie. Je sais qu’un historien peut difficilement être neutre, cependant, à lire ce qu’en disent certains comme Abderahmane Chibane4, je me dis qu’ils prennent les lecteurs pour des imbéciles. Les écrits de Ben Badis (livres et articles de presse) permettront à tout un chacun de comprendre et je déconseille à toute âme sincère qui le recherche de se fier uniquement à ce qui a été écrit à son sujet. Au bout de cette investigation, le cheikh ne sera point énigmatique mais n’en restera pas moins ambigu. Une certitude, tout de même : il avait une stature beaucoup plus grande que celle dans laquelle on le confine aujourd’hui. Ce n’est pas son dynamisme ni le nombre d’actions qu’il a menées sur le terrain qui impressionne le plus, mais plutôt sa vision globale relativement cohérente en ces temps obscurs et qui, chose alors rare, se projette dans le futur. Assurément, c’était un homme d’Etat.

Alors que retenir de lui ? Les choses qui étaient siennes et qui font l’unanimité sont la lutte contre l’obscurantisme et l’action qui vise à instruire et à cultiver. L’égoïsme lui était inconnu et la tolérance était son maître-mot. Quand je vois la place que font les Algériens d’aujourd’hui à ces valeurs là, je dois dire que Ben Badis n’a pas été oublié que par l’Etat.

Finalement, on sait toujours peu sur cet homme dont le violon d’Ingres n’était pas la théologie mais la jurisprudence. Peut-être est-ce signe de la sagesse divine qu’il n’ait pas vécu jusqu’à l’indépendance et qu’il n’ait pas eu d’enfants. Le père aurait dérangé et ses enfants se seraient retrouvés orphelins sans être pupilles de quiconque. De Ben Badis, il ne reste qu’une date sur le calendrier des saints algériens mais je ne saurais dire si c’est la prémonition ou la planification qui a poussé à baptiser de Journée du savoir un jour de mort et non de naissance. Je m’incline devant le sacrifice d’un homme qui, en mourant, aura été de secours pour le géant en lui enlevant une épine de son pied d’argile.

Assez de deuil. Je termine sur une note joyeuse et, puisque c’est la saint Ben Badis, je dis : Bonne fête à tous les Abdelhamid d’Algérie.



Notes :

1. Cf. La théologie de la libération de Abdelhamid Ben Badis, article posté on-line le 21 avril 2006.

2. La traduction est de l’auteur de l’article.


4. Abderahmane Chibane, Ibn Badis, défenseur du voile, 6 février 2011.





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