samedi 9 avril 2011

Mode et mœurs à Constantine




Aujourd’hui, 9 avril, s’inaugure la deuxième édition de l’évènement Mode à Constantine.

Une année après l’autre, la mode part puis revient, éphémère comme toutes les belles choses de la vie. Cette expression du goût, comme la saveur gustative, ne peut être que temporaire car, avec la durée, vogue devient habitude et tendance devient tradition.

C’est déjà une bonne chose que de ne pas voir les mannequines (ça s’écrit aussi sans ‘’e’’) algériennes soumises au dictat de la taille de guêpe. Point d’anorexie et moins de retouches d’images. Je me rappelle que j’animais musicalement en live un défilé de mode il y a quelques années. Ayant changé mon rythme, la mannequine fut déstabilisée et revint sur ses pas. Je ne sais pas pour aujourd’hui mais à l’époque, certaines d’entre elles défilaient encore sur la même cadence que la musique. Pour les stylistes algériens, je constate qu’ils côtoient à présent leurs homologues occidentaux et, pour cette deuxième édition, le Centre Culturel Français a prévu des ateliers professionnels. Du positif.

Fasciné par al-Andalus, je ne peux m’empêcher de rappeler qu’au IXe siècle, Ziryab (789-857) avait institué le changement de tenues durant une même soirée pour les femmes. L’esthète qu’il était devait trouver qu’elles éblouissent trop quand elles se changent pour conserver les mêmes habits. Je l’approuve et je remarque dans ses initiatives la tendance à l’innovation. Un concept que nous avons malheureusement délaissé. Le rituel de changement de tenue durant la même soirée a été perpétué par les femmes citadines algériennes jusqu’à aujourd’hui.

Ziryab avait également remplacé les gobelets en métal par les verres en cristal (ou en verre) et ordonnancé la succession des mets lors des repas. Il avait donc déplacé les confiseries du début du repas pour les servir à la fin. On dit même qu’il avait introduit de nouvelles couleurs dans l’habit (féminin et masculin) et créé la première école de mode1.

S’il avait institué ce changement de tenues c’est qu’il y avait richesse. Des poèmes hawzi en donnent des aperçus2. Je n’ai pas traduit ces poèmes car je ne suis pas en mesure de décrire tous ces vêtements et accessoires, mais portés en même temps par une seule femme, ils sont une confirmation de la variété.

Le ralentissement de l’élan de créativité (vestimentaire ou autre) postérieur à al-Andalus, est lié à l’isolement et au refus de l’évolution des mœurs. La séparation entre sexes dans les salles d’attentes chez les médecins, est un exemple de ce refus. Dans ces conditions, il est difficile de compter sur un détail vestimentaire, fut-il original, pour séduire. A côté des parcimonieuses réceptions mondaines, il y a les tenues de ville sous lesquelles on se cache par la ressemblance à la masse et gare à ceux et à celles qui se distinguent.

Consentantes ou non, les femmes constantinoises différenciaient nettement entre l’apparence en milieu privé et en milieu public. En privé, elles ont toujours rivalisé de tenues resplendissantes. En public, elles s’uniformisent pour ne pas être reconnues. Aujourd’hui par un stéréotypé hidjab oriental de différentes herméticités, hier par la mlaya. Un grand voile noir dans lequel elles se drapaient avant de sortir. Elles complétaient par le ‘adjar, un accessoire (blanc cette fois) qui cachait le visage à l’exception des yeux. Prétentieuse tradition de prévenir l’indécence ou la tentation quand le regard, plus repérable parce que seul visible, peut être plus redoutable que n’importe quelle tenue. Le poète le savait déjà, celui qui a dit :


إشـارة محـزون و لم تـتـكـلم

أشارت بطرف العين خيفة أهلها



فنحن صموت و الهوى يتكلم

حواجـبنا تقضي الحوائـج بيـنـنا

Elle fit signe de son regard, craignant les siens, mélancolique et sans mot dire
Nos sourcils sont nos messagers, silencieux lorsque parle désir3


Parenthèse pour l’anecdote, contrairement à une idée fortement ancrée, je ne pense pas que la mlaya ait été portée par les Constantinoises en signe de deuil pour Salah Bey, destitué en 1792 puis exécuté. C’est un accessoire hérité des Fatimides4 pour qui le noir était l’expression du deuil permanent pour Hussein5.


Parlons de l’habit de ville le plus féminin, la jupe. Relativement répandue après l’indépendance, elle est maintenant un acte de résistance et la porter est devenu une provocation et un alibi pour l’agression visuelle et verbale par les hitistes6. Ces désoeuvrés qui se veulent tellement inutiles qu’ils n’arrivent à soutenir aucun des murs de la cité qui se fissure. A Constantine, il faudrait plus qu’une simple Journée de la jupe7 pour banaliser à nouveau ce vêtement qui n’est synonyme que d’élégance.

Certains justifient l’agression par le fait que les femmes qui ne cachent pas leur beauté provoquent. C’est sans doute ce même raisonnement qui explique que ces Constantinois jettent leurs ordures par les fenêtres ou les déversent aux pieds des arbres. Tant pis. Allah n’avait qu’à créer des choses moches, comme ça, leur beauté serait cachée et ne serait pas provocatrice.

Plus que conservatrice, Constantine est une ville qui régresse. Elle est submergée par les balles de fripes et de khimars chinois qui se déversent sans cesse sur les boutiques et les rues de la ville. De nouvelles rues indirectement conquises par la révolte des Tunisiens et qu’on a peur de désencombrer. Les boutiques qui ne vendent pas de chiffons se transforment progressivement en gargotes et la zone industrielle se déconstruit pour céder la place aux salles de fêtes. Ne cherchez pas à acheter de chausse-pied, personne n’en vend. Quant aux chemises à manchettes et autres embauchoirs, les vendeurs ne savent pas à quoi cela ressemble.

Dans un article précédent, j’avais parlé de la faiblesse de la créativité arabe. Nonobstant, j’avais dit qu’il y avait des exceptions. Les créateurs de mode qui présentent leurs collections dans le cadre de Mode à Constantine en sont. Artistes rêveurs de glamour et de gloire, torturés par le désordre régnant, ils souffrent aussi de l’absence d’un marché algérien de la haute couture et de la stérilité d’une société statique pour leur indiquer une quelconque tendance. A défaut de pouvoir détecter ces tendances, ils doivent les inventer. A cause de cela, leur créneau est plus militant que sous d’autres cieux et beaucoup moins gratifiant. Quelle tristesse de les applaudir en sachant que cela ne suffira pas.




Vous, créateurs de mode, vous êtes les louables marchands d’un rêve vital et un instrument de l’émancipation de la société réfractaire, encore plus attendus dans la citadelle imprenable8. Et vous, femmes, vous êtes la manifestation suprême de la beauté de la création. Votre beauté et votre séduction sont les couleurs de la vie, alors, soyez belles et séduisez.


Notes :

1. La fameuse école de mode créée par Ziryab ne fonctionnait pas comme celles d’aujourd’hui mais elle en était les prémices.

2. Entre autres, le hawzi Ya daw ‘ayani (Ô lumière de mes yeux) de Ben Sahla, XVIIIe siècle.

3. La traduction est de l’auteur de cet article.

4. La dynastie fatimide (909-1048) a été fondée en Ifriqiya dont faisait partie Constantine avec al-Mahdiyya pour capitale, puis Kairouan, après la conquête de la Sicile en 948. A ne pas confondre avec les Fatimides d’Egypte (969-1171).

5. Hussein (626-680), fils cadet de Ali et de Fatima et petit-fils de Mahomet (qsssl), a été assassiné un jour de la Achoura (dixième jour de l’an hégirien), à Karbala en Irak. Son deuil tient une place de premier plan dans la liturgie chiite.

6. Hitiste, de l’ar. Haït ou Hit (respectivement à Alger ou à Constantine) = mur.

7. La Journée de la jupe est une initiative de l’association française Ni Putes Ni Soumises.

8. Cf. Isabelle Grangaud, La ville imprenable - Une histoire sociale de Constantine au XVIIIe siècle, Ehess, 2002.




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