dimanche 9 juin 2013

Le malaise de la mémoire algérienne



Les institutions symboles de l’Etat algérien fonctionnent mal ou ne fonctionnent pas. Or, elles sont l’Etat. Donc l’Etat fonctionne mal ou ne fonctionne pas. Si, au baccalauréat 2013, des candidats ont agressé des surveillants qui ne voulaient pas les laisser frauder, les autres surveillants voient la fraude et ferment les yeux, par peur ou par complicité. A l’état civil, les nombreuses erreurs font réagir le Premier ministre qui sait que les fonctionnaires font semblant de l’écouter. Durant l’opération de recopiage de registres d’état civil usés, des scribes auraient déchiré et jeté des pages entières pour aller plus vite. Dans l’éducation, ceux qui ont échoué dans leurs études enseignent et se joignent à leurs collègues qui font payer aux élèves des cours particuliers obligatoires, sous menace de saper leur scolarité. A l’Université, les cursus se notent au coup de pouce, au dinar ou au cuissage. Pire, on peut étudier à l’Université, y enseigner et en devenir administrateur, le tout sans baccalauréat. Le diplôme a peu de valeur et n’ouvre droit qu’au chômage pour les non pistonnés. Le président de la République se fait soigner chez ceux qui ont colonisé son pays, pendant que les hôpitaux de son pays, plus délabrés qu’avant, tuent les malades et révoltent les personnels médicaux.

Je n’arriverai pas à rendre exhaustive la liste de ce qui ne va pas. J’arrive à répartir les responsabilités en voyant des Algériens donner des pots-de-vin pour aller faire le pèlerinage à la Mecque, alors que ce pèlerinage est facultatif et que l’islam damne le corrupteur avant le corrompu.

Le plus grave dans ce pré-chaos c’est sa banalisation et l’impunité de ceux qui en sont à l’origine. Avec leurs comportements, les Algériens ont assis le contre-Etat et sont en train d’asseoir la non-société. La distribution de gouttes de pétrole, aux plus tapageurs d’entre eux, permet de contenir le vase de déborder. Pour le moment. Après, on se posera les questions qu’on évite maintenant. On se pose un peu la question du où va-t-on. On se pose beaucoup celle de pourquoi la révolution si c’est pour aboutir à la situation d’aujourd’hui. Mais il y en a qu’on ne pose pas, par peur ou par honte. Pourtant, on y répond déjà en disant que la gestion était meilleure avant l’indépendance. On y répond en préférant ce qu’a bâti la France à ce qu’a bâti l’Algérie indépendante. On y répond avec des ex-ministres algériens qui s’installent en France. On y répond en s’installant chez l’ex-colonisateur et en demandant à devenir son compatriote. Qu’ils sont ridicules, ces Algériens qui n’en parlent pas sous prétexte de ne laver le linge sale qu’en famille. Comme si les Français ne s’étaient pas aperçus des flux de déçus qui leurs arrivent.

Je regarde les souffrances que les Algériens ont endurées pendant la colonisation française, et avant, les sacrifices qu’ils ont consentis pendant la révolution de 1954, la morale de l’islam qu’ils contredisent au quotidien. Je regarde tout cela et je me demande ce qu’il faudrait pour qu’ils arrêtent de saborder leur pays de manière plus durable que ne l’a fait le terrorisme.

L’Emir Abdelkader, considéré, à tort ou à raison, comme le fondateur de l’Etat algérien, a accepté d’être médaillé par la France. Le mouvement des Jeunes Algériens comptait des assimilationnistes. Messali Hadj, père du nationalisme algérien, a opté pour la lutte politique. L’imam Benbadis n’a jamais explicitement appelé à l’indépendance et a été pour l’assimilation. Ferhat Abbas, président du Gpra (Gouvernement provisoire algérien), a également été pour l’assimilation. Malek Bennabi a dit que les Algériens sont colonisables. Avaient-ils tort ou raison, eux et les innombrables méconnus Algériens qui étaient de leur avis ? Le problème n’est pas de savoir s’il fallait se battre contre la tyrannie, il est de savoir comment fallait-il le faire et qu’aurait-il fallu faire après. La décolonisation a-t-elle été trop rapide ? Les Algériens veulent-ils vraiment se prendre en main ? On n’a quasiment pas débattu des deux premières questions et, à la troisième, on répond unanimement par discours officiel ou par vœu pieux. Dans cette dernière réponse, le plus décontenançant est que chacun sait la démagogie de l’autre.

D’autres questions peuvent être posées, mais le malaise de l’Algérien se tapit précisément dans celles-ci. Ne pouvant ni s’en extirper ni partir, en France en premier lieu, il le fait payer aux autres Algériens. Je vois là une explication à la « hogra » (mépris ; abus de pouvoir) dont se plaignent les Algériens et qu’ils reprochent à tous les responsables confondus. L’accès à la responsabilité hiérarchique ne génère pas la hogra, il lui permet de se manifester alors qu’elle était latente. Les Algériens ne fuient pas l’Algérie, ils se fuient les uns les autres, ils se fuient donc eux-mêmes. Le nécessaire travail de réconciliation avec leur mémoire ne sera pas initié par le régime, ce dernier a intérêt à l’étouffer pour garder l’exclusivité à sa version de l’Histoire, à sa version du savoir-faire. Ce travail doit être fait par les intellectuels pour que suive la société civile qui en naîtra.

Je reviens à ce qui va mal et qui retient le plus l’attention en ce moment. Il me semble vite dit qu’il n’y a que l’armée qui peut assurer la transition, avec Liamine Zeroual, en attendant les présidentielles de 2014 ou plus loin. Oui, la préemption du militaire sur le civil dure depuis plus d’un demi-siècle et elle ne peut s’arrêter brutalement. Oui, Bouteflika a fait des mécontents dans l’armée en s’accaparant les pouvoirs. Oui, la situation requiert la vigilance de l’armée. Malgré tout cela, cette armée est aujourd’hui interpellée par une situation à l’issue de laquelle elle pourrait gagner le meilleur, le respect par temps de paix. Le profond, pas celui qu’on lui témoigne par crainte. Là, elle aurait l’adhésion de tout un peuple, plus que ce que pourrait recueillir un président. La seule façon républicaine d’être indétrônable.

Hichem Achi

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire