mardi 10 mai 2011

Bienvenue chez les Consti




Les éditions on-line du 8 mai courant ont rapporté que Hollywood vient de remettre en scène Le Voyage vers la Lune (1902) de Georges Méliès (1861-1938), notamment en le colorisant. Pour son roman, Méliès s’était inspiré de De la Terre à la Lune de Jules Verne (1828-1905). Un des auteurs préférés de mon enfance. Je l’ai découvert à la télé avec l’Ile Mystérieuse et Vingt Mille Lieues sous les mers et j’ai vite fait de dévorer la plupart de ses livres.


Méliès s’était également inspiré de La Machine à explorer le temps (The Time Machine, 1895) de Herbert Georges Wells (1866-1946) où le héros invente une machine à remonter le temps et part, entre autres, en l’an 802701. Là, je suis obligé d’ouvrir une parenthèse. J’y dis que je doute qu’on atteigne cette année après Jésus (qsssl). Non pas parce que je prédis une quelconque date pour l’apocalypse, après Nostradamus. Seulement, à ce rythme de réchauffement de la planète et des indices boursiers, la Terre ne tiendra pas longtemps.

Je referme la parenthèse. Le héros de Wells se retrouve chez de petites créatures oisives, les Eloïs. Le pays imaginaire est dominé par des prolétaires devenus patrons et qui vivent sous terre, les Morlocks. Les Morlocks nourrissent les Eloïs et se nourrissent de leur chair. Le héros lutte contre ces prolétaires devenus patrons et n’arrive à les vaincre qu’avec la lumière, eux qui vivent dans les ténèbres. Il finit par retrouver sa machine et repart vers un futur plus éloigné.

Le voyage chez les Consti n’est pas pour parodier Bienvenue chez les Ch’tis mais pour parodier la Machine à explorer le temps de Wells. Je m’y lance tout de suite.




Bienvenue chez les Consti

J’avais gagné un voyage chez une agence qui organisait des voyages dans le temps. Il ne fallait pas que je passe à côté, cela faisait fureur et valait plus de mille Albins. Une petite fortune pour moi. En me rendant à l’agence, je vis de grosses machines monter des pans de muraille moderne. A la couleur des panneaux, je devinai que c’était fait de matériaux de récupération. J’eus l’impression qu’on craignait une invasion. Le bus me débarqua sur le trottoir opposé à l’agence. Des manifestants y brandissaient chacun un drapeau que je n’avais jamais vu et l’un deux criait dans un porte-voix : « Vive Consta ! » et les autres répétaient sans se lasser. Je réussis à me faire entendre de l’un deux.

-       Pourquoi manifestez vous ?
-       C’est notre façon à nous d’affirmer notre identité. Nous sommes Consti et fiers de l’être.
-       Mais vous dérangez les voisins, comme ça. Il y a d’autres façons d’affirmer son identité.
-       Les voisins, on s’en fiche. Ils ont essayé de nous obliger à baisser le son mais on les a traités de racistes et de Constiphobes. Ca marche à tous les coups.

Il me délaissa et reprit en chœur avec ses camarades. A l’intérieur de l’agence, un agent au teint basané vint vers moi. Sur son T-shirt, on pouvait lire que c’était un GF (Grand Frère). Il me proposa tout de suite de voyager dans le futur vers Consta. Je sortis ma carte d’identité mais il me fit signe de la main que ce n’était pas la peine.

-       Je sais déjà qui vous êtes Monsieur. Félicitations, c’est vous qui avez gagné le voyage. Croyez-moi, vous n’allez pas le regretter.

Je n’arrive pas à m’habituer à ces nouvelles cartes biométriques grâce auxquelles on connaît votre identité dès que vous passez devant une boutique. Il arrive même qu’un vendeur se précipite dehors à votre passage pour essayer de vous vendre quelque chose. Parce que son ordinateur lui a indiqué vos goûts et vos centres d’intérêt. Le GF me dit d’emblée que c’était bel et bien sur la planète Terre mais que c’était assez spécial. Je ne savais pas ce qu’il entendait par « spécial » mais j’allais bien voir. Et puis, je n’avais pas l’embarras du choix, c’était la seule destination proposée au montant auquel j’avais droit. Le reste était hors de prix. Le GF me fit asseoir dans une cabine au look pas assez futuriste par rapport à ce que j’imaginais. On aurait dit une sanisette au tableau de bord hyper sobre. Deux afficheurs y figuraient, dont le premier indiquait 2011. Le GF me demanda.

-       Je mets sur quelle date ?
-       Ca peut aller jusqu’à quand dans le futur ?
-       Personne ne le sait. Tout ce qu’on sait c’est qu’en cas d’impossibilité, vous reviendrez ici. Dans le présent, bien sûr.

Je restai un peu dubitatif.

-       Au fait, vous pourrez observer mais rien changer. Seuls les contemporains le peuvent.
-       Mettez sur 2111. Un siècle, cela devrait suffire pour me dépayser.

Il esquissa un sourire narquois dont je ne compris pas tout de suite la signification et régla sur 2111.

-       Vous allez voir, on voyage comme dans un rêve. Peu d’images sont en noir et blanc et les équipes de Bollywood ont fait un excellent travail de colorisation. On a avancé à pas de géant depuis le premier modèle commercialisé en 1895.
-       Comment est-ce que je ferai, une fois là-bas ?
-       Pourquoi, on ne vous a rien expliqué ?
-       Mais enfin, Monsieur, qui aurait pu m’expliquer ? Je viens ici pour la première fois de ma vie.
-       Je ne sais pas.
-       Si vous ne savez pas, qui pourrait savoir ?
-       Bon, OK. Un guide qui s’appelle Boufanion viendra vous attendre au nefodrome. Il portera un badge avec le logo de notre agence. Allez, bon voyage !

Ce GF me rappelait drôlement la logique des habitants de mon pays d’origine. Avant de refermer la porte de la cabine, il actionna un bouton et l’hologramme d’une fille en uniforme d’hôtesse de l’air apparut. Elle dit d’une voix mielleuse.

-       Soyez le bienvenu à bord. Notre Compagnie vous remercie de l’avoir choisie.

Je ne voyais pas comment est-ce que j’aurais pu choisir une autre compagnie. C’était la seule qui proposait des voyages vers le futur pour le grand public. Ca me rappela une certaine compagnie aérienne qui remerciait ses passagers de l’avoir choisie alors qu’elle n’avait pas de concurrent.

L’hôtesse fit un geste du bras et un hologramme de texte s’afficha devant moi comme un prompteur. Les lettres grossirent puis rapetissèrent pour s’adapter automatiquement à ma presbytie. Je me mis à lire pendant que la cabine s’obscurcissait progressivement en signe de départ imminent. Une sorte de fiche de synthèse se mit à se dérouler.

Nom officiel : Consta.
Capitale : Consta.
Gentilé : Consti (invariable).
Langue officielle : Frabe (latino-sémitique).
Monnaie : Riand. 1 Riand = 0,0071 Albins.
Religion : Monothéisme dichotome.
Système social : Hybride.
Devise nationale : « Dieu est contraignant ».
Fuseau horaire : Hors fuseaux.
Durée du trajet : 8 minutes.

Lorsque mes yeux furent sur le fuseau horaire, l’hôtesse dit de la même voix.

-       Ne vous en faites pas Monsieur. Là où vous allez, le temps n’a aucune importance. La Compagnie vous remercie de votre confiance et vous souhaite un agréable voyage.

Huit minutes d’images plus tard, la porte de la cabine s’ouvrit et un jeune homme portant un T-shirt au logo de l’agence se dressa devant.

-       Bienvenue chez les Consti ! Je suis Boufanion.
-       Merci.
-       Venez, ma voiture est dehors.

Consta n’était pas du tout une ville imaginaire. Sur la route qui menait au centre-ville où se trouvait l’hôtel, de vrais immeubles se dressaient, des voitures et des bus roulaient. Ca ne semblait pas si mal. Un bruit bizarre se fit soudain entendre sous le capot et je compris que j’avais parlé trop vite. Mon guide se gara sur bas-côté et alla jeter un œil. Il revint, l’air pas très rassurant.

-       C’est une panne. On va appeler un garagiste.

Celui-ci vint au bout d’une demi-heure. Il nous tracta quelques kilomètres plus loin et, sur le trottoir qui lui servait d’atelier, il prit une massette et commença à taper de toutes ses forces.

-       Vous êtes sûr que le monsieur s’y connaît ? Il n’y va pas avec des gants, là.

Le mécanicien m’entendit, sortit la tête de dessous le capot et me dit.

-       Il ne faut pas croire ce que disent les constructeurs. Les clés spéciales et je ne sais quoi d’autre. Croyez- moi, le seul outil efficace, c’est le marteau et c’est l’outil des hommes. Le reste c’est pour les mauviettes. Moi, je suis spécialiste et je soigne toujours mon travail. En plus, je connais toutes les « empanne » sur le bout des doigts. Dis-lui, toi qui me connaîs bien.
-       C’est le meilleur. Assura le guide.

La réparation tarda à se faire et Boufanion vit que je m’impatientais. Il résolut d’arrêter un taxi. La plupart refusa de m’emmener sous prétexte qu’il y avait trop de circulation au centre-ville. Boufanion m’expliqua que les taxieurs avaient du tact. Ils refusent d’embarquer un client qui veut aller vers une destination à la route encombrée pour ne pas qu’il s’ennuie en chemin. Ils poussent donc à prendre le Cophéric (contraction de Consta Téléphérique) qui tombe souvent en panne mais qui est plus rapide.

Un taxieur finit quand même par accepter la course. J’attendis que le chauffeur ouvre son coffre pour y mettre ma valise mais il ne bougea pas. Boufanion l’y mit. Il allait rester jusqu’à la fin de la réparation et me rejoindrait après. J’allais ouvrir la portière arrière quand le taxieur m’ouvrit la portière avant. Dès que je fus assis, il m’expliqua, dans un Albin malmené mais déchiffrable, que c’était hautain de monter à l’arrière et que le client devait le respecter. Il alluma aussitôt son lecteur de musique et une voix assourdissante commença à réciter ce qui semblait être des versets d’un texte sacré.

-       Qu’est-ce que c’est ? Demandai-je.
-       C’est notre livre sacré. C’est très bon pour la purification énergétique de l’ambiance.
-       C’est le Feng Shui local, en quelque sorte ?
-       C’est mieux que ça. On l’entend partout, dans les taxis, dans les marchés, dans les boutiques. Certains Consti diffusent ces récitations dans leurs boutiques afin de détourner l’attention du client et de pouvoir l’arnaquer. Que Dieu leur pardonne. D’autres Consti évitent cela, ils diffusent de ces textes sacrés sonores au tout début de la journée puis arrêtent pour se consacrer à bien servir leurs clients. Nous autres taxieurs, nous n’arnaquons pas les clients.
-       J’en suis sûr, Monsieur. Le texte sacré, ce n’est pas mis à tue-tête pour qu’on ne remarque pas le compteur, n’est-ce pas ?
-       Non, bien sûr. Ici, celui qui n’écoute pas les textes sacrés très fort est un mécréant. Et puis, il n’y a pas de risque que le client ne regarde pas le compteur parce que celui-ci ne fonctionne pas.
-       Et pourquoi donc ?
-       Comme ça. Dieu est contraignant.

Sur le chemin, des passants traversaient sans se soucier de quoi que ce soit. Plus étonnant, ils ne regardaient jamais vers le côté d’où arrivent les voitures. Je trouvai cela bizarre.

-       Ici le piéton est roi à cause de l’écologie et tous ces trucs. La valeur locale la plus sûre c’est l’homme, paraît-il. Remarquez que les piétons tiennent le haut du pavé et marchent au milieu de la chaussée. D’ailleurs, chaussée vient de chaussure, ha ha ha ! Vous voyez aussi que celle-ci est bien plus haute que les trottoirs. Les voitures, elles, trottent sur les trottoirs bas et accidentés. On les a bien bitumés une fois mais ils se sont encore détériorés. Une fois, un responsable local nous a reçus et nous a dit « Entre les trottoirs et les voitures, je préfère que les accidentés soient les premiers ». Personnellement, je trouve ça très logique, non ?
-       Si, très …
-       Bien sûr, les automobilistes se révoltent en maçonnant les trottoirs en fortes pentes pour moins user les pneus. Surtout nous, les taxieurs. A leur tour, les piétons répliquent en déversant du sable ou du gravier sur les trottoirs pour le laisser là pour toujours. Notre syndicat a essayé de les obliger à enlever le sable des trottoirs mais ils ont gagné. Pour l’instant, bien sûr. Nous ne baisserons pas les bras. Surtout que notre métier est risqué et que c’est l’un des plus difficiles.
-       Pas les autres ?
-       Ce n’est pas kif kif. Dites, Monsieur, je vais juste faire un petit détour pour régler un problème perso. Ca ne vous dérange pas ?

Je venais de comprendre pourquoi ce taxieur là avait accepté de m’emmener. Régler ses problèmes personnels en se faisant payer, c’était plutôt adroit. C’était vrai que les taxieurs Consti avaient du tact. Nous arrivâmes vers midi à l’hôtel. Un ouvrier était perché sur une échelle pour coller un autocollant en forme d’étoile. Boufanion était là à m’attendre. Il m’ouvrit la portière et anticipa ma question. Il me dit que les étoiles étaient en vente libre chez les buralistes. Après de maladroites explications, je compris que c’étaient les guides qui faisaient pression pour que ce soit comme ça. Les touristes étaient obligés de faire appel à leurs services pour dénicher un hôtel potable sans se faire berner par le standing affiché. La chambre était un peu vieillotte mais la télé compensait. Les chaînes se répétaient pour aider les clients atteints de zappomania à guérir. Le must était dans la douche. Les Consti avaient inventé un moyen d’économiser de l’eau avec la douche à air comprimé. C’était encore un peu bruyant mais il y a un début à tout et la démarche assurément écologiste méritait qu’on taise ce bémol. Et puis, pour les endurcis, il y avait bien de l’eau quelques heures par jour. Je voulus déjeuner dans ma chambre mais le room service me répondit au téléphone que je ferais mieux de descendre et que cela me ferait du bien de bouger. Dans le restaurant, on nous fit volontairement attendre une éternité pour mieux aiguiser notre appétit et nous pousser à consommer. Le déjeuner me permit de faire connaissance avec mon guide. Il était diplômé en écologie. Il me raconta comment c’était difficile de trouver du travail dans son domaine, dans un pays ou tout était biodégradable ou presque. C’est pour ça que les citoyens jettent leurs ordures où ils veulent. Les éboueurs en étaient consternés. Ils avaient l’impression qu’ils étaient inutiles et que leurs emplois étaient menacés.

-       Qu’est-ce que vous voulez visiter ?
-       On m’a dit qu’il y a une vieille cité médiévale. On pourrait peut-être commencer par là ?
-       D’accord. Allons-y.

Nous partîmes à pied. Sur le chemin, je vis que les enseignes faisaient l’effort touristique d’être écrites aussi en Albin mais toujours avec des fautes d’orthographe. Soudain, j’aperçus l’enseigne de Cartier et la marque était correctement orthographiée. Une fois entré, je fus déçu de constater qu’on y vendait des fripes repassées. Nous repartîmes vers la cité médiévale.

Sur le chemin, je vis des jeunes adossés aux murs et d’autres assis sur les seuils des immeubles, un café à la main. Le guide m’expliqua qu’à Consti, même ceux qui ne travaillaient pas se rendaient utiles (ndla : Contrairement aux Eloïs de Wells) en soutenant les murs de la cité avec leurs dos ou en empêchant les cambrioleurs de commettre des méfaits pendants le jour. Leur technique est simple et dissuasive, ils s’asseyent sur les seuils des entrées des immeubles. Cela gène un peu les habitants mais ces derniers sont conscients de leur utilité et leur en savent gré. Ces jeunes gardiens ont proposé d’étendre leur bénévolat à la nuit mais les habitants ont refusé de les tuer au travail. Ils ont donc résolu de clôturer leurs maisons avec des barbelés. Noble geste.

A l’emplacement où se trouvait la principale porte de la cité médiévale, des vendeurs à la criée proposaient le change de monnaies. Mon guide me dit que le Riand, n’avait pas grande valeur. Les grands commerçants échangeaient les billets carrément au poids.

-       Ce n’est pas dévalorisant pour le Riand ? Et ces agents de change, ils ne payent pas d’impôts ?
-       Aucune importance. On a le platine noir. Ca devient de plus en plus rare sur les marchés internationaux, donc de plus en plus cher.
-       Mais je suppose que vos gisements ne sont pas inépuisables. Que ferez-vous après ?
-       Bof ! Si ça s’épuise, ça s’épuise. Dieu est contraignant.

La cité médiévale révélait quand même un passé relativement florissant. Les rues étaient encombrées de marchandises made in Beijiland. Je me demandai où était l’artisanat dans tout ça.

Je réussis, tant bien que mal, à dégoter quelques objets. Des plateaux de cuivre et des verreries, essentiellement. La journée avait été épuisante et je n’avais qu’une idée en tête. Revenir à mon hôtel. La nuit y fut paradoxalement reposante. Je m’étais assoupi sur les voix d’un groupe de personnes qui débattaient contradictoirement (l’émission était sous-titrée) pour tomber d’accord sur le fait que Consta était le meilleur pays au monde et que ce n’était nulle part aussi bien. Comme quoi, tout est relatif. Je pensai aux habitants de la rive nord du désert bleu et je les traitai de tous les noms. Ils ne savaient pas la chance qu’ils avaient et ils devraient faire un saut ici pour arrêter un peu de râler. Sur ce, je m’endormis.

Au matin du deuxième jour, nous partîmes vers une cyber boutique. Il fallait que je consulte mes mails et il n’y avait pas de connexion à l’hôtel. La seule boutique qui avait un signal de réception suffisamment fort était fermée. Le guide m’expliqua qu’une superstition dit qu’on doit constamment changer les horaires d’ouverture de sa boutique. La régularité est perçue comme présage de morosité commerciale. Les plus dynamiques n’ouvraient qu’en fin de matinée, voire pas du tout certains jours.

Boufanion avait des formalités administratives à régler. Il demanda à me laisser mais je proposai de l’accompagner. Un client de mon hôtel m’avait parlé de l’administration de Consta. Le secteur quaternaire, comme ils l’appelaient. Il m’avait expliqué que le tertiaire avait évolué pour donner une génération de fonctionnaires qui peaufinent leur travail en prenant leur temps. Les travailleurs les plus épuisés peuvent prendre cinq années sabbatiques grassement payées, à condition d’avoir l’aval de la population. Il n’y a pas assez de places pour ces longs congés et chaque postulant devaitt convaincre les Consti que c’était lui qui le méritait le plus. Boufanion passa voir un homme à qui il manqua embrasser la main. C’était un intermédiaire. Puis nous partîmes en voir un autre qui décrocha son téléphone pour appeler quelqu’un. Boufanion remercia longuement le monsieur puis revint vers la voiture.

-       Ca y est. Normalement c’est bon. Maintenant, on va à l’administration.

Je m’attendais à ce que Boufanion aille vers le bureau d’un responsable mais il se dirigea vers un guichet.

-       Bonjour. C’est notre ami commun qui m’envoie.
-       Ah c’est vous Boufanion ? C’est pour quoi au juste ?
-       Je voudrais une attestation qui atteste que je n’ai pas retiré d’attestation auparavant.
-       Ah ! Et pourquoi faire ?
-       Pour qu’on ne pense pas que j’ai retiré une attestation auparavant.
-       Je suis débordé. Normalement, le délai est d’un mois mais pour vous, ce sera deux semaines.
-       S’il vous plait, Monsieur, j’en ai vraiment besoin.
-       Je ne peux rien y faire. Depuis la décennie noire, on n’a pas encore réussi à reclasser les archives. Il faut beaucoup de temps pour trouver ce que vous demandez. Et puis, nous sommes en fin de semaine. Vous auriez pu venir en milieu de semaine, quand même.

Boufanion sortit un billet de banque de sa poche et le plia en quatre avant de le donner prestement au guichetier.

-       Tenez ! J’ai oublié de vous donner une pièce du dossier.
-       Bon, je vais voir ce que je peux faire. Revenez demain.
-       Oh, merci infiniment. Que Dieu vous bénisse.
-       Vous au moins, vous êtes poli et vous avez compris qu’on fait le maximum pour le citoyen. D’autres se ramènent ici et exigent leur attestation. Comme si on était à leur service. Et puis, quoi encore ?

Une fois dehors, je demandai.

-       C’est quoi cette décennie noire ?
-       C’est une décennie durant laquelle les terroristes ont tout saccagé. On n’arrive pas encore à s’en relever totalement.
-       Et ça c’est passé quand, cette histoire ?
-       En 1991.


De retour au même endroit, la boutique était ouverte et je pus consulter mes mails pendant que des enfants jouaient à se tirer dessus sur ordinateur. Il y avait aussi quelques adultes qui avaient tous un casque sur les oreilles et la souris à la main. Les claviers étaient rarement sollicités.

L’agence de Boufanion se trouvait au neuvième étage et il n’y avait pas d’ascenseur. Je sus que c’était le système de santé local qui le voulait. Il parait que cela donnait des résultats : les maladies cardiovasculaires étaient quasiment inexistantes car on s’entraînait dès le plus jeune âge à monter les escaliers des tours sans ascenseur. Quant à ceux qui en avaient été dotés avant la loi, les comités d’immeubles les mettaient volontairement en panne pour le bien de tous.

Les deux bureaux n’étaient pas très meublés. Juste le strict nécessaire. La secrétaire portait un foulard qui lui couvrait les cheveux et un pantalon hyper serré sur les fesses. Lorsque nous ressortîmes, je lui dis mon étonnement et Boufanion m’expliqua que les Consti considèrent que c’est la tête qui est la partie la plus érotique du corps parce que c’est là que tout se passe. Les filles qui se dénudent la tête sont vues comme des filles faciles même si leurs habits ne sont pas serrés. De fil en aiguille, il en arriva à me dire que les Consti étaient polyandres mais que cela était officieux. Les hommes se tiennent sur les passages les plus fréquentés de la cité et guettent les femmes mariées et le fait qu’elles soient accompagnées de leurs maris, ou même enceintes, ne dissuade pas. La cour se fait avec le regard qui déshabille et grâce à un protocole oral où le courtisan précise à haute voix les parties qui le démangent le plus pour décrire ses sentiments. On les appelle les X-Men parce que leurs regards sont comme des rayons X qui traversent les étoffes pour voir ce qu’il y a dessous.

-       Ils sont tous comme ça, les Consti ?
-       Non, seulement ceux qui viennent des périphéries.
-       Et les maris, ils ne se fâchent pas ?
-       Si mais que voudriez-vous y faire ? Dieu est contraignant. Et puis, ils n’ont qu’à couvrir la tête à leurs femmes. Venez, on va aller boire un zandjabil puis on ira déjeuner.
-       C’est quoi le zandjabil ?
-       C’est la boisson nationale. Une boisson qui stimule la libido.
-       Pa la libido polyandrique, j’espère.
-       C’est kif kif.
-       Je crois que je prendrai plutôt un café.
-       Comme vous voudrez.

Au café, on s’assit à une table où nos prédécesseurs avaient visiblement livré bataille. C’était jonché de verres, de bouteilles, de miettes, de tâches de café et de grains de sucre. Un garçon vit nettoyer avec un minuscule morceau de serpillière et nous dûmes faire de la gymnastique avec les genoux pour éviter de tout recevoir sur le giron.

-       Que Dieu te bénisse. Dit Boufanion au garçon.

Au restaurant, l’hygiène n’était pas le point fort de la maison. Le guide m’expliqua que c’était voulu par le ministère de la prévention sanitaire. Depuis qu’un jeune homme était mort après avoir mangé dans un fast-food à l’étranger, on a réalisé qu’il fallait aider le corps à fabriquer des anticorps. Pour cela, un décret local interdit de nettoyer à fond les tables des restaurants, par exemple, et tout excès dans l’hygiène peut entraîner des sanctions. On mangea des frites à l’huile noire et un poulet qui avait le goût de la biodégradabilité. Le garçon aurait aimé laver sa blouse blanche mais que pouvait-il y faire, le malheureux ? Dura Lex Ced Lex.

L’après-midi, nous partîmes acheter des vêtements traditionnels pour faire des cadeaux à mon retour. Un homme en barbe nous reçut parmi un monde fou puis nous orienta immédiatement sur une vendeuse qu’il appela. Elle arriva de l’arrière boutique, couverte de noir, de la tête aux pieds. On ne voyait même pas ses yeux. Elle portait également des gants noirs et avait au cou une sorte de clavier.

-       Bonjour Mademoiselle. Quels sont les modèles de caftans que vous avez ?

La vendeuse se saisit de son clavier et appuya sur une touche. Une voix synthétique en jaillit.

-       Bon - jour. So – yez – les – bien – ve – nus.

J’eus l’impression qu’on s’y était pris au moins à trois pour enregistrer ça, tellement c’était dissonant. Je me retournai lentement vers mon guide, le regard interrogateur. Ce fut le tenancier de la boutique qui me répondit.

-       Hum ! La voix de la femme ne doit pas être entendue par un étranger. C’est notre religion qui veut ça.
-       J’ai entendu parler de ça, Monsieur. Mais, je croyais que ceux qui disent ça, disent aussi qu’il est interdit d’imiter la voix humaine. C’est comme prétendre créer à la place du créateur, non ?
-       Oui mais nécessité fait loi et il y a toujours des exceptions, Monsieur. Excusez-moi !

Visiblement gêné, le tenancier s’éclipsa. Boufanion me glissa à l’oreille.

-       Surtout quand l’exception est lucrative.

Après quelques dizaines d’appuis sur les touches du clavier et une infinité de syllabes désarticulées, je finis par acheter ce que je voulais et nous sortîmes. Dehors, les gens avaient l’air d’être dans les vapeurs. Le regard hagard, l’esprit errant. Un air d’isolement flottait sur la cité et on avait du mal à croire que celle-ci était jumelée à notre cité de Dauphigre. D’ailleurs, seuls quelques Consti le savaient et encore moins en profitaient.

-       Consta est la ville des ponts. Vous voulez voir ?
-       Et comment, que je veux.



Les ponts étaient sublimes mais l’un deux s’écartait dangereusement de la berge de la rivière asséchée. Un autre, en pierre, avait carrément plusieurs travées écroulées.

-       Pourquoi est-ce que vous ne les réparez pas ?
-       Depuis longtemps, plus personne ne sait comment faire pour joindre les deux rives. Les anciens savaient, eux, mais ils n’ont pas transmis leur savoir.
-       Vous auriez pu leur demander, les obliger même.
-       Nous avons oublié de le faire et maintenant c’est trop tard. Venez, je vais vous présenter un ami intellectuel. Il organise une vente dédicace.

L’ami était libraire. La librairie s’appelait Book+ et était située derrière un petit théâtre. Les présentations furent rapides et le libraire me montra le fichier électronique des e-books qu’il avait en stock. J’en choisis quelques uns et j’en payai le transfert vers mon laptop en wi-fi. Nous attendîmes que le public arrive. L’écrivain arriva, pas le public. La vente dédicace se transforma donc en discussion à bâtons rompus.

Les trois m’expliquèrent que le savoir était inutile pour faire carrière mais qu’il était imposé par la Ligue Mondiale pour l’Enseignement, la Science et la Culture. A Consta, on contournait le problème en faisant semblant de former et en donnant de faux diplômes. Parfois après de fictifs cours du soir. Quant aux libraires militants comme Book+, ils se fondent dans la masse en vendant aussi des livres torchons. Tout à coup, je réalisai qu’il faisait frisquet.

- C’est frais ici. Quelle température fait-il ?
- Ici, je ne sais pas. Dehors, 451 degrés Fahrenheit, répondit immédiatement le libraire. A Consta, c’est une température quasi constante et les saisons n’existent plus. Elles sont perçues comme des signes contestataires et comme une volonté de se diversifier alors que l’unicité est une constante inscrite dans la constitution de la cité. Le gouvernement essaye quand même de jalonner l’année par des manifestations. En ce moment, c’est la distillation de l’eau de lauriers roses.
- Pourquoi spécialement les lauriers roses ?
- Avant, on distillait l’eau de rose mais les roses ne poussent plus depuis longtemps. Un poète qui essaie de vendre ses recueils chez moi dit qu’elles sont trop tristes pour éclore.
- Ah, c’est beau et triste en même temps. Pourquoi est-ce que vous n’essayez pas d’en replanter ?
- On a bien essayé, il n’y a rien faire, elles ne veulent pas. Alors, à défaut, on se rabat sur les lauriers roses. Evidemment, le résultat n’est pas le même mais on garde les subventions de la Ligue Mondiale.

A notre sortie de la librairie, je vis une foule incroyable amassée devant la porte du théâtre. Plus que foule, il y avait cohue.

-       Qu’est-ce que c’est ?
-       Un gala dansant animé par une troupe de Safwa. C’était une confrérie religieuse à l’origine. Maintenant tous les orchestres s’en réclament pour faire recette.
-       En tous cas, cela semble avoir plus de succès qu’écrire des livres ou que de les vendre.

Le lendemain matin, sur le chemin du nefodrome, je résolus de poser les questions qui me brûlaient les lèvres.

-       Boufanion, je voulais te demander. Dans le taxi, j’ai décodé quelques mots et quelques phrases de votre texte sacré. J’ai cru comprendre que ça parlait de parfaire son travail autant que possible et plein de choses merveilleuses. Pourquoi les Consti font-ils le contraire ?
-       Les Consti sont incapables de parfaire leur travail. Ils sont bien monothéistes mais ils sont également fatalistes et dichotomes.
-       Oui, j’ai remarqué. Mais votre clergé, il ne vous fait pas la leçon ?
-       Certains Consti appliquent les textes dans la forme et ils sont reconnaissables à leur accoutrement. D’autres, beaucoup moins nombreux, l’appliquent dans le fond mais la société les considère comme anachroniques. Les premiers reconnaissent un certain clergé mais il est loin à l’Est. Et puis les gens de ce clergé ont d’autres chats à fouetter. Entre nous, c’est bien mieux comme ça. Sinon, il déclarerait hérétiques presque tous les Consti.
-       J’ai aussi remarqué que le voyage dans le temps se fait plus du Nord vers le Sud qu’en sens inverse.
-       Ah mais les Consti adorent voyager, surtout les jeunes. Le voyage qu’ils préfèrent est la traversée en quelques jours du désert bleu. Vous connaissez ?
-       Oui, je connais. C’est une sorte de désert liquide qui vous sépare des pays du Nord. C’était une mer, avant.
-       Oui, c’était. Les jeunes sont prêts à payer très cher pour le traverser.
-       Au fait, pourquoi ils tiennent tant à cette traversée ?
-       Pour admirer ce que construisent les autres.
-       Pourquoi ne construisez-vous pas des choses aussi admirables ici, vous avez tout ce qu’il faut, non ?
-       On a bien essayé. Même que le gouvernement a promulgué une loi qui punit de prison ceux qui partent ailleurs pour admirer ce qui est constructible à Consta. Et vous savez quoi, les Consti ont trouvé la parade. Ils détruisent eux-mêmes leurs constructions pour justifier leur voyage.

Durant les huit minutes du trajet de retour, les images de synthèse ne purent pas me faire oublier ce que j’avais vu et vécu. Je ne savais pas encore si j’allais raconter ce voyage à mes amis comme un cauchemar ou comme une dystopie. Le voyage aurait pu être dépaysant n’eut été que le calendrier de ma machine à voyager dans le temps indiquait que j’avais voyagé vers 2011. Ce fut la première chose que je demandai au GF.

-       Bof ! Ca doit être une panne technique. C’est courant quand on vient de là-bas. Vous êtes là, c’est l’essentiel. Alors, ça vous a plu.
-       C’était instructif.
-       Superbe. Je vous ai envoyé d’autres formules de voyages sur votre boîte électronique. Nous serions heureux de vous compter parmi nos fidèles clients. Et puis, sachez que si vous nous en amenez d’autres, vous deviendrez parrain et cela cous donnera droit à des tarifs avantageux et à plein de cadeaux.
-       Je crois que vais proposer au ministère de l’éducation de devenir votre meilleur client. Les élèves apprendront beaucoup de choses et vivront mieux une fois adultes. Au début de ce voyage, vous m’aviez dit que je pouvais observer mais rien changer et que seuls les contemporains le peuvaient.
-       Oui, c’est bien ça.
-       Eh bien vous-vous trompez. On peut toujours changer quelque chose. Ce que nous faisons maintenant, c’est tout simplement notre passé à nous et le futur de nos enfants.

Je quittai l’agence et laissai le GF un peu perplexe, ne sachant trop si je me payais sa tête ou si je lui annonçais qu’il allait enfin troquer son T-shirt contre un costume cravate et un cigare.

Que la vie était belle ! Si seulement nous savions mieux en profiter et en faire mieux profiter les autres. Certains croient qu’ils peuvent en profiter seuls. Ils oublient que lorsque les autres n’en profitent pas, ils leurs pourrissent la vie et tout le monde finit par être logé à la même enseigne. Ah, l’homme, cet imbécile.




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